Pologne: Opposition «suprême» entre Strasbourg et Varsovie

Alors que la présidente de la Cour suprême polonaise Malgorzata Gersdorf continue de défier le gouvernement conservateur de Varsovie, en s’étant rendue ce matin à son bureau, malgré sa mise à la retraite anticipée hier après-midi par le le président polonais Andrzej Duda, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki se faisait au même moment tancer par les parlementaires européens, à l’occasion de sa venue à Strasbourg. «Avons-nous toujours un système judiciaire indépendant et une séparation des pouvoirs en Pologne? J’en doute, s’est ainsi inquiété le président du groupe S&D Udo Bullmann. Après avoir mis sous tutelle le Tribunal constitutionnel et totalement politisé le Conseil national de la magistrature, le PiS (le parti conservateur au pouvoir, ndlr) a commencé à démanteler la Cour suprême, le dernier bastion du pouvoir judiciaire en Pologne. La réforme, qui a pris effet hier, permet de pousser à la retraite anticipée des dizaines de juges de la Cour suprême et de les remplacer par des partisans du gouvernement en place».

La chose passe d’autant plus mal à Strasbourg que «la Pologne figure parmi les premiers pays du continent à s’être dotée d’une constitution moderne séparant les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Elle a été à l’avant-garde de l’État de droit, a rappelé Ska Keller, présidente du Groupe des Verts/ALE. Mais aujourd’hui, le gouvernement en place éloigne toujours plus le pays de la démocratie et des droits civils. Il sape l’indépendance des tribunaux, cherche à contrôler la parole politique et menace la liberté des médias. Ses projets récents de modification de la loi électorale régissant les prochaines élections du Parlement européen visent à écarter les petits partis. Il s’agit d’un nouveau coup porté à la démocratie en Pologne».

Avoir «des juges sous contrôle politique» ne fait pas partie des valeurs européennes, a surenchérit Guy Verhofstadt, président du groupe libéral ALDE, rejoint dans ses inquiétudes jusqu’au groupe majoritaire PPE dont le chef de file allemand Manfred Weber a lui aussi appelé Mateusz Morawiecki à «sauvegarder» l’Etat de droit.

Loin de se limiter à une affaire propre à l’Union européenne, côté Conseil de l’Europe, distant de quelques mètres à peine du Parlement, les inquiétudes ne sont pas distinctes. Le 22 juin dernier, le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) critiquait déjà dans son analyse de la législation régissant l’institution judiciaire adoptée en Pologne en 2017-2018 «le fait qu’un grand nombre de juges de la Cour suprême vont être très prochainement contraints de prendre leur retraite de manière anticipée et que la législation autorise une procédure discrétionnaire permettant au président de la République de rétablir de facto et de manière sélective certains juges dans leurs fonctions».

Egalement critiquée par le rapport du GRECO, «l’influence excessive donnée au politique sur les nominations des membres du Conseil national de la magistrature, organe dont le but est de protéger l’indépendance de la justice et dont les membres seront désormais nommés aux termes d’un processus politique au parlement au lieu d’être élus par leurs pairs, comme l’exigent les normes européennes», ainsi que «les pouvoirs étendus donnés à l’Exécutif dans les procédures disciplinaires concernant l’ensemble des juges, le président de la République et le ministère de la Justice (qui est aussi le Procureur général) pouvant enclencher ces procédures et intervenir dans leur déroulement. Toutes ces mesures suscitent de sérieuses préoccupations en ce qui concerne l’indépendance de la justice et l’État de droit».

Commentant ces conclusions pour le compte du GRECO, son président Marin Mrčela déclarait alors qu’«il n’est pas possible de lutter efficacement contre la corruption sans une justice véritablement indépendante». Une position similaire à celle adoptée ce matin par la présidente de la Cour suprême polonaise Malgorzata Gersdorf qui, devant trois à quatre mille sympathisants venus la soutenir – parmi lesquels la présidente du parti libéral Nowoczesna Katarzyna Lubnauer, la maire centriste de Varsovie Hanna Gronkiewicz-Waltz ou l’ancien ministre de la Justice Borys Budkavenus – déclarait: «Je ne m’engage pas en politique. Je le fais pour défendre l’Etat de droit et marquer la limite entre la Constitution et la violation de la Constitution. J’espère que l’ordre légal sera rétabli en Pologne».

Seule réponse pour l’heure, venue de Strasbourg, par la voix du Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, le fait que son pays ait effectivement «été l’un des premiers pays à octroyer le droit de vote aux femmes et est profondément enracinée dans l’État de droit. Nous aurions pu être l’un des pays fondateurs de l’UE si le rideau de fer n’avait pas existé, s’est-il défendu. Désormais, en tant que membre à part entière, nous voulons proposer un programme constructif grâce auquel nous respectons les identités nationales et où chaque pays a le droit de mettre en place son système juridique conformément à ses traditions». Et l’homme, plus vindicatif, de déclarer: «Ne nous donnez pas de leçons, nous savons gérer nos institutions». Une réponse irrecevable pour le vice-président de la Commission chargé de l’Euro et du Dialogue social, Valdis Dombrovskis, qui a fait valoir que «lorsqu’il y a des attaques vis-à-vis de l’Etat de droit, nous ne pouvons pas simplement ignorer ces faits en disant qu’il s’agit de questions nationales». Certes, a-t-il conclu, «Nous sommes toujours ouverts au dialogue, mais jusqu’à présent cela n’a pas suffit», faisant référence à la décision de la Commission d’ouvrir lundi, en l’absence de toute avancée, une procédure d’infraction d’urgence contre Varsovie, considérant que la réforme de l’institution judiciaire portait atteinte au principe de l’indépendance des juges, y compris leur inamovibilité» ainsi qu’aux articles 19§1, du traité de l’Union européenne et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne».

 

Photo: Mateusz Morawiecki / © European Union 2018 – European Parliament