Sur fond de bras de fer, trois scénarii pour l'Ukraine

L’influence russe ne se limite pas aux concentrations militaires aux frontières

Des «agents d’influence» opèrent également tout à la fois dans notre gouvernement et dans nos structures étatiques

Ceci explique, au moins en partie, pourquoi les réformes d’intégration européenne sont activement sabotées au sein du gouvernement et du Parlement ukrainiens

En addition, de grandes entreprises ukrainiennes participent au financement d’élus qui s’opposent à la libéralisation des marchés avec l’UE

La situation induite par la menace d’une attaque russe sur le sol ukrainien, voire d’une guerre à plus grande échelle, a, à n’en pas douter, pour principal objectif poursuivi par Moscou une déstabilisation systémique, d’une perte d’indépendance et de souveraineté de l’Ukraine. Plutôt, finalement, que de s’attaquer frontalement à l’Union européenne ou à l’Otan, c’est à Kiev que s’en prend le Kremlin. Et de faire, ainsi, du peuple ukrainien l’otage des politiques menées par les pays occidentaux. Cette situation, alors que le sort de l’Ukraine se joue entre les mains de responsables politiques étrangers, comporte de sérieux risques. Plus longtemps le pays restera dans un état «passif-incertain», plus les conséquences en seront grandes. A l’instar d’un bras de fer où, dans l’immobilisme de l’instant, chaque partie, muscles en tension, s’évertue, sans vouloir céder, à faire plier l’autre, jusqu’au point de rupture.

La Russie pourrait bien sûr retirer ses troupes affectées en bordure de l’Ukraine. Peut-être le fera t-elle. Mais nul doute que la menace ne serait que provisoirement écartée avant que, rapidement, demain, elle ne revienne, avec pour conséquence première de fragiliser davantage encore notre économie. A ce jour, faute de stabilité, de nombreux investisseurs ont d’ailleurs déjà commencé à retirer massivement une part de leurs capitaux et à fermer des entreprises en Ukraine. Une crise énergétique qui ne manquerait pas d’engendrer une flambée des prix, voire de coupures d’approvisionnement, et ainsi d’engendrer une baisse du niveau de vie des Ukrainiens et une augmentation de l’insatisfaction à l’égard du gouvernement n’est pas non plus à écarter. Avec pour conséquence, cette fois, un renforcement, voire un durcissement – déjà observé ces derniers temps – d’un discours populiste sur notre scène politique nationale.

Réformes «sabotées»

Difficile, dès lors, dans un tel contexte, d’imaginer que la stabilité de l’économie ukrainienne puisse faire fi d’un soutien grandissant de l’UE et des Etats-Unis. Notamment sur le plan financier. Mais encore serait-il souhaitable que celui-ci s’accompagne, de notre part, d’une mise en œuvre plus rapide de réformes en matière judiciaire et anti-corruption. Et c’est dans ces domaines que se dérouleront finalement les principales batailles politiques à venir. Car l’influence russe ne se limite pas aux concentrations militaires aux frontières; des «agents d’influence» opèrent également tout à la fois dans notre gouvernement et dans nos structures étatiques. Ceci explique, au moins en partie, pourquoi les réformes d’intégration européenne sont activement sabotées au sein du gouvernement et du Parlement ukrainiens. En addition, de grandes entreprises ukrainiennes participent au financement d’élus qui s’opposent à la libéralisation des marchés avec l’UE, de crainte d’une trop forte concurrence avec les entreprises européennes. Dans les faits, la mise en œuvre des réformes anti-corruption est retardée ou «sabotée» parce que les dirigeants du pays sont en fait confrontés à un dilemme lorsqu’il est nécessaire de voter des lois contre eux-mêmes.

Corruption à tous les étages

En raison du système actuel, qui, d’une certaine manière, assujettit depuis des années le financement des campagnes électorales aux bonnes relations entretenues entre candidats d’un côté et entrepreneurs et d’oligarques de l’autre, les politiciens ukrainiens ne peuvent refuser la corruption, jusqu’à certains députés du parti pro-gouvernemental Serviteur du peuple. Le 8 février 2022, le Bureau national de lutte anti-corruption a ainsi révélé que Vladislav Trubitsyn, un député du conseil municipal de Kiev, membre de ce parti, ainsi que le directeur de l’un des services publics, auraient perçu des avantages financiers illégaux d’entrepreneurs contre autorisation d’installer des points de ventes saisonniers. Le 23 octobre 2021, le Bureau national du procureur anti-corruption a quant à lui engagé des poursuites contre onze députés du parti au pouvoir, soupçonnés d’avoir perçu 30.000 dollars de pots-de-vin chacun pour voter contre un projet de loi anti-corruption lors d’une réunion de la commission du Parlement ukrainien. Les dirigeants du parti Serviteur du Peuple réfutent ces allégations de corruption, mais admettent que des «personnes non parlementaires» pourraient bel et bien offrir de l’argent aux députés. Au jeu du bras de fer, l’Ukraine reste, tel l’espace vacant entre deux paumes de mains qui se serrent et s’entrechoquent, enfermée entre deux pressions. Russe et occidentale. Avec le risque qu’elle n’implose sous leur rapport de force.

Deux ans pour un éventuel tournant

Résultat en est à ce stade que l’avenir de l’Ukraine semble se réduire à trois options principales. Le premier scénario – pessimiste – voudrait que l’Ukraine devienne un pays satellite de la Russie, à l’image de la Biélorussie. Une perspective a priori improbable tant parce que la société ukrainienne s’y refuserait que parce que l’Occident – et tout particulièrement les Etats-Unis – y perdrait de son leadership international. Ceci sans compter que s’engager dans une telle perspective – un conflit armé – aurait aussi une issue des plus imprévisibles pour le Kremlin. Pour faire face à Moscou, l’Ukraine n’aurait pas même pas besoin d’adhérer à l’Otan; la simple fourniture d’armes par ses alliés lui suffirait à résister.

Un second scénario – bien plus réaliste – conduirait les politiciens ukrainiens à poursuive leur rapprochement avec l’UE, en dépit d’une politique des petits pas et d’une difficulté réelle à mener des réformes anti-corruption. Le résultat transitoire en serait une accentuation des difficultés économiques traversées par le pays, susceptible d’engendrer une crise politique aux conséquences encore difficiles à appréhender. Ce qui, comme semblerait l’espérer le Kremlin, pourrait durablement déstabiliser l’Ukraine.

Un troisième scénario, enfin, – optimiste, bien qu’à cette heure improbable – pourrait néanmoins voir le jour: celui voulant que l’Ukraine adopte sans tarder les réformes nécessaires à une convergence avec les Vingt-Sept et intègre rapidement l’Union européenne et l’Otan. Ce scénario lui assurerait un soutien économique et politique maximum de la part de l’Occident et la stabiliserait politiquement sur le long terme. Mais pour y parvenir, encore est-il nécessaire que l’Ukraine se sorte du bras de fer dans lequel elle est enfermée. De ce qu’il ressortira des deux dernières années de mandat du Président Volodymyr Zelensky pourrait dépendre en grande partie l’avenir donné à une telle hypothèse. Deux années aux accents de tournant potentiel dans le développement futur de l’Ukraine et de notre course à la constitution d’un véritable Etat indépendant.

Aleksandra Klitina est ancienne vice-Ministre ukrainienne de l’Infrastructure (2019) / Photo :DR

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