Vladimir Fédorovski: «Toutes les tensions autour de l’Ukraine sont la conséquence d’un jeu dangereux que jouent les Etats-Unis»

«La propagande occidentale est aujourd’hui un mélange d’incompétence et d’incompréhension de la Russie»

Ancien conseiller de Brejnev, de son ministre des affaires étrangères Gromyko ou encore de Michail Gorbatchev, l’écrivain Vladimir Fédorovski est un observateur avisé de la Russie. Installé en France depuis des années, celui qui a participé à des nombreuses négociations entre les Etats-Unis et la Russie, et est toujours en contact avec les décideurs à Moscou, revient sur la crise entre la Russie et l’Ukraine et nuance certains propos relayés à l’Ouest quant à une volonté d’invasion de l’ancienne république soviétique.

Vladimir Fédorovski, peu de gens connaissent mieux la politique russe que vous: quelle est votre lecture de la situation? L’Occident-il comprend les objectifs de Poutine?

Vladimir Fédorovski: Non. Ou, plus précisément, il semble faire semblant de ne pas les comprendre. Et j’avoue que cela me surprend un peu. La propagande occidentale dit que Poutine veut envahir l’Ukraine, mais c’est faux. Je suis toujours en contact avec l’état-major russe et je vous assure que la Russie ne souhaite nullement envahir l’Ukraine. Si Poutine l’avait voulu, il l’aurait fait en 2014, dans la foulée de l’annexion de la Crimée. A cet instant, l’armée ukrainienne était quasiment «inopérationnelle» et militairement parlant, envahir ce pays aurait été été facile. Depuis, l’armée ukrainienne est bien mieux organisée, bien mieux formée et équipée, grâce à l’OTAN, et une confrontation militaire n’est vraiment pas à l’ordre du jour. Soyons réalistes: l’armée ukrainienne est aujourd’hui parfaitement en mesure d’écraser militairement une insurrection des séparatistes dans le Donbass. Ceci dit, l’Ukraine est un désastre politique pour Poutine et, au regard des pression internes en Russie, il se décrédibiliserait s’il passait à l’acte.

Mais, parallèlement l’Union européenne semble incapable d’afficher un front uni. Ni en ce qui concerne l’Ukraine, la Biélorussie ou les Pays Baltes. Seul point d’accord peut-être, le sentiment que Poutine veut instaurer une «URSS 2.0». Partagez-vous cette lecture? Est-ce de la propagande ou la réalité?

C’est une erreur de penser comme cela! Une «URSS 2.0», comme vous dites, serait impossible à instaurer. Toutes les tensions autour de l’Ukraine sont la conséquence d’un jeu dangereux que jouent les Etats-Unis. L’Ukraine, c’est un trait d’union entre la Russie et l’Occident. Mais imaginez effectivement le scénario d’un conflit armé: le premier pays à en souffrir serait la Pologne, et dans la foulée, l’Allemagne qui connaîtrait une catastrophe, sans parler des autres pays dans la région. La Russie, et c’est là que l’Occident ne la comprend pas, survivrait. Dans l’histoire, lorsque la Russie a été attaquée, les Russes ont toujours fait bloc et se sont battus jusqu’à la dernière goutte de sang. Tenter de déstabiliser la Russie, dans l’espoir que Poutine aille dans le sens des positions occidentales, serait une grossière erreur, simplement parce que la population, qu’elle apprécie ou non son chef d’Etat, se rassemblerait autour de lui, comme elle l’a toujours fait au cours de notre histoire. Il faut comprendre que l’Ukraine c’est le plus grand échec de Poutine à l’échelle internationale: le coût de son intervention à la frontière ukrainienne a déjà coûté près de 18 milliards d’euros…

Que penser alors des vives réactions occidentales et de l’OTAN?

Poutine a été très clair et cela ne date pas d’hier. Pour la Russie et pour Poutine, l’extension de l’OTAN jusqu’à la frontière russe, est inacceptable. Et force est de constater que l’OTAN ment depuis des années. J’ai personnellement assisté aux réunions avec le ministre des affaires étrangères américain James Baker, lorsque celui-ci a promis que l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est. De toute façon, la propagande occidentale est aujourd’hui un mélange d’incompétence et d’incompréhension de la Russie. Les Russes ne sont pas des idiots: comme je l’ai déjà dit, l’état-major de l’armée russe est clairement opposé à un conflit militaire dans la région. Par contre, si l’armée ukrainienne venait à intervenir dans le Donbass, il est évident que Poutine n’aurait d’autre choix que de riposter.

La France et l’Allemagne souhaitent relancer le «Format Normandie». Pensez-vous que cela puisse avoir le moindre impact sur Vladimir Poutine ?

Je suis favorable à la discussion. Même si tout le monde semble faire semblant, cela vaut toujours mieux qu’une confrontation totale. Vous savez, Poutine, qui a vécu en Allemagne, a toujours été pro-allemand. De plus, en Russie a toujours régné un esprit gaullien. Certes, la France connaît actuellement aussi ses problèmes, mais cela n’enlève rien au fait que ce format constitue actuellement encore la seule option diplomatique. Le «format Normandie», et même si l’on peut douter de la sincérité de toutes les personnes réunies autour de la table, garde le potentiel de stabiliser la situation, de ralentir l’escalade. Mais vu de Russie, l’une des questions qui se pose est : comment Emmanuel Macron peut parler de «Normandie», tout en envoyant des soldats en Roumanie. Même si cela fait partie du jeu diplomatique, il est temps pour les deux camps de se parler franchement et d’arrêter de se mentir, parce que nous vivons en ce moment même l’un des moments des plus dangereux de l’histoire de l’humanité. Les tensions sont réelles, la propagande devient la politique réelle, des deux côtés on commence à croire en sa propre propagande et cette situation peut virer à la catastrophe.

Nous nous trouvons donc dans une escalade à la fois verbale et militaire. D’après vous, comment pourrait-on procéder à une désescalade ?

Il faut tout faire pour stabiliser la situation. Il faut être honnête, essayer de trouver une sortie ensemble. Les Européens se trompent en pensant que les Etats-Unis résoudront la situation; au contraire. Si celle-ci devrait s’aggraver, Washington laisserait tomber l’Ukraine et toute la région, comme ils l’ont fait en Afghanistan. J’espère que nous ne nous dirigeons pas vers une guerre, car personne n’aurait à y gagner. Il nous faut analyser, écouter les autres et nous rendre compte que la Russie, et avant tout l’armée russe, ne veut pas une confrontation militaire. Et, parallèlement, éviter de commettre de nouvelles erreurs qui conduiraient, à un moment donné, à la guerre.

Propos recueillis par Kai Littmann, fondateur et rédacteur en chef de Eurojournalist.eu / Photo: Vladimir Fédorovski sur une scène du Salon du Livre, Paris, 25 mars 2017 / Wikimedia CC BY-SA 4.0

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