Sur la violence, les femmes, la Turquie et un peu plus encore...

«La situation que nous vivons est de plus en plus folle; comme si tous les misogynes du pays nous attendaient désormais au coin de la rue pour nous attaquer; nous et une Convention qui aurait eu le super pouvoir de tous nous transformer en LGBTQI+»

L’annonce du retrait d’Ankara de la Convention d’Istanbul «sur la prévention et la lutte contre les violences conjugales faites aux femmes» n’aura finalement que peu ému les Européens, plus enclins à se pencher sur le roman-fiction du SofaGate alimenté par Ursula Von der Leyen. Pourtant, sur le terrain, en Turquie, c’est un autre chapitre qu’ouvre cette décision qui enfonce un peu plus les femmes dans une précarité encouragée par le parti au pouvoir.

Ecrire cet article m’a pris du temps. Pour plusieurs raisons: la faute à une augmentation de mes tâches domestiques, à des heures de travail sans fin dues à la pandémie, à un sentiment tout à la fois de rage, de confusion, d’espoir et de désespoir en raison d’un agenda turc sans cesse plus brûlant. Incendiaire, même. Ceci au point de ne plus même savoir où / par où commencer. Expliquer pourquoi j’ai fait le choix d’écrire sous mes seules initiales – O.S. – plutôt que sous mon patronyme fut dès lors la première décision que j’ai prise. Seconde: expliquer aussi, pourquoi ne pas livrer le nom de l’organisation qui m’emploie. Dans les deux cas, un choix de la peur. Une peur qui, ici, en Turquie, à Istanbul, n’a rien de fictionnelle. Qui s’est installée, année après année. Bien réelle. Peur pour moi-même, bien sûr, mais également pour mes collègues, pour ma structure professionnelle, pour ces nombreuses femmes qui font appel à elle et pour toutes celles qui, malheureusement, ne manqueront pas de le faire dans le futur. Une peur politique, judiciaire, en lien direct avec l’atmosphère qui imprègne aujourd’hui mon pays.

Pour en comprendre les prémices, retour fin 2020: une nouvelle loi est adoptée, qui autorise le gouvernement à attaquer administrativement et/ou judiciairement toute organisation civile de défense des droits des femmes, des réfugiés, des LGBTQI+ au motif que leurs publications ou actions, même si elle ne sont du fait que d’un seul de leurs membres, peut conduire à une enquête ainsi qu’à des poursuites pour acte de terrorisme. Criminaliser, réprimer toute action en faveur des droits et des libertés, toute opposition au régime – même constructive – est ici devenu un lieu commun. Une folie, qui, sur la base d’une simple dénonciation d’une publication, d’un texte pour la presse étrangère, peut engendrer une réaction en chaîne susceptible de conduire à la fermeture d’une structure civile, associative et de faire peser sur l’ensemble de ses membres – et pas uniquement l’auteur.e du papier – des menaces de poursuites pénales. En signant de mon nom complet c’est cette éventualité que j’accepterais d’imposer à celles et ceux qui m’accompagnent. Alors, choix critiquable ou non, au regard de ce qu’est devenu mon pays, je ne peux me résoudre à prendre un tel risque. Troisième décision: cet article devait initialement ne porter que sur les risques d’augmentations des violences sexuelles en Turquie, suite au retrait d’Ankara de la Convention d’Istanbul, le 20 mars dernier, à minuit. Mais ce papier ira au-delà tant il m’apparait nécessaire d’y ajouter quelques mots sur l’étourdissant silence de l’Occident et de l’Union européenne en particulier face à ce que nous vivons ici.

O.S. sera donc ici mon nom de plume. Membre d’une organisation de femmes depuis 2011, qui cherche à construire des solidarités entre femmes issus de différents parcours de vie, catégories socio-professionnelles, origines ethniques, statut légaux, citoyennes turques, réfugiées, migrantes, je travaille plus particulièrement dans le champ des violences sexuelles. Tout comme mes collègues, je peux ici témoigner que cette violence ne surgit pas de nulle part. Qu’elle ne peut être résumée à «l’acte d’un esprit malade», pas plus qu’elle ne peut être isolée des relations de genre au sein de la société. Cette violence évolue, grandit au travers des inégalités et de nombreuses formes de discriminations auxquelles les femmes sont quotidiennement confrontées. Elle est un phénomène social qui ne peut être éliminé sans volonté politique.

Deux décennies d’avancées, et puis…

Historiquement, le mouvement des femmes qui, depuis la fin des années 1980 fait partie des mouvements politiques les plus vivants en Turquie, a si durement lutté qu’il a gagné de nombreux droits au cours des deux dernières décennies. A commencer, en 1998, par de l’adoption de la loi N°4320, première du genre à soutenir l’élimination des violences envers les femmes. De nombreuses réformes cruciales ont alors suivi: Constitution, droit civil, Code pénal; ainsi qu’au sein de plusieurs commissions, pour assurer l’égalité des genres à l’Assemblée nationale entre 2001 et 2010. Sans la mobilisation incessante des mouvements de femmes et des féministes, rien de cela ne se serait produit. Manifestations de rue, débats publics, présence devant les grilles de l’Assemblée nationale, tribunaux: nous étions partout pour défendre nos droits. Puis est venue la Convention d’Istanbul, signée par la Turquie le 11 mai 2011. La nouvelle loi nationale turque sur l’élimination des violences à l’égard des femmes (N°6284), suivit moins d’un an après, le 8 mars 2012, et s’inspirait de son cadre juridique. Recep Tayyip Erdoğan était alors premier ministre.

Au regard des événements actuels en Turquie, n’était-ce alors pas le même Erdoğan, seriez-vous en droit de demander? Oui et non. Ces années furent celles où l’homme jouait encore la carte démocrate envers l’Ouest et le reste du monde; l’adhésion à l’Union européenne était encore sur la table, l’outrageux accord migratoire UE-Turquie n’était pas entré en vigueur, les associations de femmes et autres ONGs de défense des droits avaient encore la chance de prendre place aux tables de négociations; le «processus de paix» – tel qu’il était généreusement qualifié – sur la question kurde se poursuivait, en dépit de l’insincérité de l’AKP – le parti de la justice et du développement d’Erdoğan. D’autres exemples allant de le même sens pourraient encore être cités.

…le point de bascule

Le point de bascule, celui là-même où l’évolution des droits de femmes prit un sens contraire n’est pas aisé à dater précisément mais plusieurs événements peuvent y aider. La transformation du ministère de la Condition Féminine en un ministère de la Famille et des Politiques Sociales en 2012 commença par nous alerter quant à l’idée que se faisait en réalité l’AKP de l’idéal féminin. Erdoğan lui-même insista à plusieurs occasions sur la notion de «famille sacrée» en martelant que les femmes devraient se marier et engendrer au moins trois enfants pour être perçues comme de «décentes femmes turques musulmanes». Il était alors clair que toute femme en désaccord avec cette nouvelle ligne de conduite se verrait affublée d’une étiquette peu recommandable. Une autre étape vint juste après le massacre de Roboski, lorsque Erdoğan, au lieu d’ordonner une enquête sur ce crime commis par l’armée contre son propre peuple, essaya de faire taire l’opposition en rage en déclarant que «Roboski n’est pas un massacre, mais que l’avortement l’est», ce qui occasionna la descente de millions de femmes en colère dans les rues. Bien plus qu’une diversion politique, cette déclaration était en réalité le signe qu’AKP comptait désormais s’en prendre à l’un des droits les plus âprement gagnés par les femmes en Turquie. Certes, l’abrogation de la loi sur l’avortement ne fut finalement pas entérinée mais le parti obtint des limitations à l’accès libre et sécurisé à l’interruption de grossesse au sein de l’Hôpital public.

Un autre signe ayant ouvert la voie à l’abandon total de l’objectif d’égalité des genres fut la création d’une commission d’enquête sur les divorces à l’Assemblée nationale, en 2015: une mesure qui eut pour objectif de réduire le nombre de divorces, plutôt que de mettre en place des mécanismes efficaces de protection des femmes et de lutte contre les féminicides. Cet épisode révéla le sens profond de la mentalité islamo-nationaliste où femmes et enfants pouvaient désormais être soumis de manière systématique à des violences pour peu que l’institution familiale «sacrée» n’était pas brisée.

L’an dernier, enfin, l’une des principales questions mises à l’ordre du jour des droits des femmes tint au projet de révision de l’article 103 du Code pénal, qui proposait une motion visant à adopter une amnistie pour les auteurs d’agressions sexuelles sur mineurs. Si l’on en attend encore l’issue, une motion similaire avait déjà été proposée devant le Parlement en 2016. Mais fut retirée face à la mobilisation des partis d’opposition et des femmes manifestant à travers tout le pays. Question: qu’en sera-t-il demain?

«Tais-toi, femme!»

Au quotidien, les exemples d’atteintes aux droits de femmes ne sont pas moins nombreux. Depuis quelques années, ils sont mêmes innombrables dans le champ politique. Ainsi, un ministre des Finances peut, sans être inquiété, déclarer que «la hausse du chômage est due aux recherches d’emplois effectuées par des femmes» (2009). Un premier ministre peut affirmer que les violences faites aux femmes sont exagérées (mars 2011) ou enseigner à l’ensemble du pays «comment l’égalité des genres va à l’encontre de la création des femmes et des hommes». Un recteur d’université peut désormais enquêter sur le contenu d’un cours au motif que son intitulé intègrerait l’expression «égalité des genres» (mars 2011). Le maire de la capitale turque peut suggérer à une femme qui s’est faite violée de se suicider plutôt que d’avorter (juin 2012). Un ministre de la santé peut déclarer que l’unique «carrière» à laquelle doit se destiner une femme est celle de mère (janvier 2015). Un porte-parole du gouvernement peut publiquement lancer à une député: «Tais-toi, femme!» (juillet 2015).

Il ne s’agit pas ici seulement de quelques mots sortant de la bouche de quelques hommes. Ils sont issus des instigateurs de la violence faite aux femmes sous toutes ses formes. Ils sont les pièces de notre douloureuse mémoire collective. Ce sont les pas vers l’abandon d’un futur susceptible d’apporter égalité, non discrimination et non violence envers des millions de femmes et de jeunes filles. Ces mots ont une influence sur l’action des représentants des forces de l’ordre, sur celle des agents de santé qui sont supposés soutenir les femmes dans l’accès à leurs droits. Ce sont les mots qui façonnent le discours des médias. Ce sont les mots qui conduisent à toutes les formes de violence contre les femmes: à la maison, à l’école, dans la rue, dans les transports publics, au travail; cette violence que le gouvernement turc ne prend pas même la peine de documenter, ne serait-ce que statistiquement. Bien sûr, l’absence de données sur les violences sexuelles est une indication en elle-même ; cela montre ce qui compte et aide à analyser les priorités d’un Etat.

A l’inverse, avec les organisations de femmes avec lesquelles j’ai travaillé au cours de ces six dernières années, nous avons des histoires, des expériences et notre propre «océan» de données en matière de violences. Sous tellement de formes: du mariage précoce et contraint au viol conjugal; de la prostitution forcée à l’isolement physique complet; du plafond de verre au harcèlement sur le lieu de travail. Et pire encore: les féminicides, dont le nombre ne cesse d’augmenter. Ne vous méprenez pas: lorsqu’elles trouvent un endroit sécurisé, lorsqu’elles ressentent de la solidarité, les femmes créé les conditions de la libération de leur parole. Malheureusement, la Turquie est très loin d’offrir suffisamment d’espaces protégés répondant aux attentes de millions de femmes et de jeunes filles. Pis, elle régresse, au point qu’à juste tire, la plupart des femmes ne croient plus suffisamment dans le système pour rapporter des cas de violences les concernant. Elles ne croient plus au fait que les refuges soient encore sécurisés, pour elles et leurs enfants. Elles ne croient plus que le système les soutiendra tout au long du chemin. Pourquoi le croiraient-elles, d’ailleurs? Comment le pourraient-elles quand les gens qui sont supposés protéger leurs droits sont ceux-là mêmes qui les attaquent? Quand ils sont ceux qui encouragent les auteurs de violences par leurs discours et leurs actions; quand ils sont ceux qui ont été troublés, dérangés par l’ombre de la Convention d’Istanbul, qui n’a pourtant jamais été mise en œuvre en Turquie.

L’autre pandémie

Et puis, est venue la pandémie de Covid-19… Alors que le virus emportait des vies à travers le monde, une autre pandémie, communément appelée violence, s’accélérait ici. Les violences sexuelles en Turquie étaient déjà profondément alarmantes avant la crise sanitaire. Mais elles se sont accentuées alors que des millions de femmes se voyaient forcées de rester enfermées chez elles avec leurs bourreaux; ne pouvaient plus avoir accès aux mécanismes de protection; étaient rejetées des postes de police; étaient évincées des refuges au motif qu’elles ne pouvaient pas présenter de test Covid négatif. Tellement de femmes… supposées être protégées par la Convention d’Istanbul, par la loi N°6284, par leur gouvernement… 300 féminicides et 171 décès suspects de femmes, recensés en 2020 par l’organisation We Will Stop Femicides Platform; respectivement 79 et 45 pour les seuls trois premiers mois de 2021.

Imaginer que l’adoption d’une loi ou la signature d’une convention mette un terme aux violences faites aux femmes et assure durablement une égalité des genres aurait quelque chose de naïf. Mais ces accords, ces lois, ces conventions garantissent nos droits, ceux que nous avons gagnés au travers de nos combats. Ces textes sont des outils que nous pouvons utiliser pour changer des vies de femmes et ne peuvent être retirés au seul motif que certains hommes seraient perturbés par notre voix, notre confiance, notre persévérance. Sans oublier que la décision présidentielle du 20 mars actant du retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul est une violation de notre propre Constitution, de notre Etat de droit qui interdit que la Turquie puisse se retirer sur décision d’un seul homme d’une convention internationale adoptée à l’unanimité par le Parlement. Mais force est aujourd’hui de constater que l’Etat de droit est ici devenu celui d’un parti, celui de l’AKP.

En tant que féministes, en tant que mouvement de femmes en Turquie, nous sommes bien sûr abattues par ce dernier épisode. Mais en aucun cas désespérées. Le combat pour l’égalité n’a pas débuté avec la Convention d’Istanbul et ne s’arrêtera pas avec ce retrait, qui reste inacceptable pour des millions de femmes qui continuent à faire campagne à travers le pays, en dépit de la pandémie et de nombreuses brutalités policières. Mais il s’agit définitivement là d’une nouvelle alerte signifiant que que l’objectif de tendre vers l’égalité des genres a été complètement abandonné et qu’un énorme pas a été franchi pour ouvrir la voie à une société plus patriarcale sur les plans social, culturel et institutionnel. Et la chose porte déjà ses fruits: les auteurs de féminicides appellent quotidiennement leurs avocats pour leur demander s’ils peuvent leur obtenir une réduction de peine «depuis que la Turquie s’est retirée de la Convention». Des hommes recherchent des conseillés juridiques pour les aider à se dédouaner de leurs obligations alimentaires. Les injonctions sont plus difficiles à obtenir et les ordonnances d’éloignement sont maintenant accordées pour des périodes plus courtes. La situation que nous vivons est de plus en plus folle; comme si tous les misogynes du pays nous attendaient désormais au coin de la rue pour nous attaquer en toute impunité; nous et une Convention qui semble avoir blessé nombre d’entre eux et qui aurait eu le super pouvoir de «tous nous transformer en LGBTQI+». Oui, sérieusement!

Dans le silence de l’accord UE-Turquie

Et alors que les atteintes à nos droits se poursuivent l’Ouest et l’Union européenne en particulier n’ont nul commentaire à faire. Nous n’attendons bien sûr aucun salut, aucune rédemption venue de l’Occident. Pour ma part, pas plus qu’à d’autres heures sombres, dans les années 1990, je n’y crois davantage aujourd’hui. Mais je dois concéder que le «rêve européen» a, par le passé, conduit de nombreux gouvernements turcs à prendre en considération la question des droits humains, tout particulièrement avant la crise des réfugiés syriens et… l’entrée en vigueur de l’accord UE-Turquie en 2016.

Si nous en sommes là aujourd’hui, si Erdoğan devient plus audacieux et téméraire que jamais, si la corruption est devenue la religion montante en Turquie, si la jeunesse se désespère et se précarise comme jamais, si les gens ont si peur de parler, si les femmes, les enfants, les LGBTQI+, les réfugiés n’ont aucun sentiment de liberté ou de sécurité, cela tient au fait, qu’en raison de cet accord, Erdoğan sait qu’il ne sera pas contesté. Simplement parce qu’au travers de ce texte, il dispose d’un levier migratoire extrêmement puissant qu’il n’hésitera pas à utiliser contre l’Union, si besoin était. La réalité est ainsi: depuis que la Turquie officie comme police des frontières des Vingt-Sept, les choses se sont à ce point dégradées, ici, sur les plans social, politique et économique qu’une grande partie de la société turque, en particulier les jeunes, les femmes, les LGBTQI+ ne veulent plus y vivre et aspirent à se construire un avenir ailleurs. Et alors que l’UE accorde des milliards d’euros à Ankara pour éloigner les réfugiés d’Europe, où croyez-vous que ces masses turques chercheront asile? Il me semble que nous connaissons déjà tous la réponse.

En attendant, et en dépit de ce que nous vivons ici dans le silence assourdissant de l’Union, j’aimerais conclure ce papier en relevant combien je crois en la capacité d’action du mouvement des femmes en Turquie. Il n’est pas exagéré de dire que celui-ci n’a pas uniquement survécu à chaque attaque, mais qu’il a graduellement gagné en force. Chaque jour qui passe, j’observe des femmes qui luttent pour rester debout, pour prendre soin de leur famille, pour construire de nouvelles solidarités, pour essayer de trouver des solutions collectivement. Oui, il est horrible de devoir se défendre à chaque instant, tout particulièrement face à une mentalité qui domine chaque sphère de notre vie sociale; mais alors qu’elles sont de plus en plus organisées et, localement, internationalement davantage interconnectées, le combat qu’elles mènent est très loin d’être terminé.

O. S. est sociologue turque, membre d’une association de défense des droits des femmes / Traduction depuis l’anglais: Christophe Nonnenmacher/ Photo: Izmir, juillet 2020, manifestation d’organisations de femmes pour la mise en oeuvre de la Convention d’Istanbul / Source: O.S.

© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.