Immigration: «L'Europe ressemble à une vieille aristocrate qui ne se salit pas les mains avec des petites tâches ménagères»

Dimanche 29 novembre au soir, à l’occasion du mini-sommet des « bonnes volontés », l’Union européenne et la Turquie, se sont accordés sur le versement au compte-gouttes de 3 milliards d’euros d’aide financière – dont 500 millions sur le budget de la Commission – pour qu’Ankara prenne en charge les 2,2 millions de réfugiés syriens hébergés sur son sol. A cela s’ajoute la libéralisation de la délivrance des visas européens pour les Turcs à l’automne 2016, conditionnée par une meilleure surveillance des frontières, une lutte plus efficace contre les passeurs, et l’admission – à nouveau – par la Turquie de migrants «économiques» sur son territoire, ayant pénétré illégalement en Europe. Interrogée sur cet accord, Mine Gökçe Kirikkanat, éditorialiste chez Cumhuriyet, Radikal, Vatan, et consultante pour TV5 Monde, pose un regard critique et sans concessions sur les politiques migratoires européennes. Un regard difficile pour cette européenne de coeur, mais conforme à l’image, aussi, d’une femme trois lauréate du prix de la journaliste turque la plus courageuse, qui s’est toujours refusée à adopter la langue de bois.

Mine Gökçe Kirikkanat, en tant qu’intellectuelle et journaliste turque, l’accord obtenu entre l’Union et la Turquie sur la gestion de la crise migratoire, vous paraît-il viable, sinon satisfaisant tant pour Ankara que pour les vingt-huit Etats membres?

La question ne peut être posée en termes de viabilité ou de pertinence de l’accord. Celui-ci était tout simplement inévitable. Depuis des années, je ne cesse en effet de répéter à nos amis européens que la Turquie dispose d’une arme pour forcer les portes de l’Union européenne. Cette mise en garde ne date pas de la guerre en Syrie. Et cette arme, Recip Tayip Erdogan vient de l’utiliser.

Pouvez-vous préciser de quelle arme il s’agit?

Cette arme est celle des flux migratoires. Les réfugiés qui affluent aujourd’hui vers l’Europe sont bien évidemment très nombreux, mais, au-delà du cas syrien, il y a toujours des Afghans, des Irakiens. Ce qu’il est important de comprendre est que tous les flux migratoires asiatiques, africains transitent par le Moyen-Orient, et, de ces pays, potentiellement vers l’Europe via la Turquie. Cette arme est redoutable. Erdogan le sait et l’utilise. Vous savez, cela fait 15 à 20 ans maintenant que je le dis à mes amis européens : ««Ménagez la Turquie parce que si celle-ci ouvre un jour en grand ses frontières, l’Europe ne pourra pas tenir devant un tel flux de migrants ». Et bien, aujourd’hui, nous y sommes, et, objectivement, l’Union n’a d’autre choix que d’accepter toutes les revendications d’Ankara pour limiter l’afflux de réfugiés et de migrants à ses frontières.

Jouer sur la peur d’un déferlement de migrants sur l’Europe n’est-il pas une ficelle un peu grosse tout de même… ? Même si le chiffre est élevé, nous ne parlons que de 2,2 millions de réfugiés retenus sur le sol turc, susceptibles de forcer les portes d’une Union composée de près de 500 millions de citoyens, soit un ratio, au final, de seulement 0,44% de la population européenne… Quant à la France, nous ne parlons que de 30.000 demandeurs d’asile à ce jour…

Ces chiffres me font sourir… Ceux qui les annoncent sont totalement hors des réalités. On parle de millions de migrants ! C’est un flux qui a commencé et qu’on ne peut pas arrêter. Lorsque j’entends parler de 2 millions de réfugiés en Turquie, ce chiffre ne concerne que des grandes agglomérations comme Izmir ou Istanbul. Or, c’est un secret de polichinelle que de dire que tous les réfugiés et migrants ne sont pas inscrits dans les registres. La réalité est que nous sommes déjà bien au-delà de ces données, avec un chiffre dépassant les 3 millions, rien qu’en Turquie. Et que celui-ci s’accroît de jours en jours. Aucun pays européen ne peut faire face à cela. La France ne le peut pas. Pas plus que l’Allemagne qui est déjà saturée de migrants.

L’Europe n’aurait donc, si je vous suis bien, pas les moyens d’accueillir ces nouveaux flux migratoires. Mais la Turquie le peut-elle seulement?

Ici, en Turquie, nous souffrons bien sûr aussi de cette vague sans précédent de migrants, mais nous arrivons quand même à gérer la situation. A l’Ouest, par contre, la chose est devenue insupportable. Imaginez la situation de petits pays comme la Hongrie, la Bulgarie, ou même comme la Grèce, où la population locale n’est pas très élevée. Pour vous donner une idée, la population de la Grèce est inférieure à celle d’une ville comme Istanbul! Rendez-vous compte: la Grèce toute entière, ce sont moins de 11 millions d’habitants contre 17 millions pour Istanbul! Comment voulez-vous qu’Athènes puisse gérer un flux migratoire de plusieurs millions de personnes? Comment voulez-vous que les pays des Balkans fassent de même? C’est inévitable: si le flux migratoire n’est pas stoppé, cette situation génèrera inévitablement un réveil des haines raciales, d’anciens souvenirs et d’autres spectres non recommandables, voire de conflits en Europe. Et vous ne pourrez pas l’empêcher.

Mais d’aucuns disent que l’Europe ne peut rester insensible au sort des réfugiés. Que les repousser, les rejeter irait à l’inverse des valeurs qu’elle défend et sur lesquelles elle s’est construite. Ceci quand bien même les récentes attaques terroristes en France encouragent chez certains partis politiques l’amalgame avec les réfugiés… Que répondez-vous à ces personnes?

Je réponds que oui, bien sûr on ne peut pas rester indifférents. Je réponds que, oui, bien sûr, des personnes comme Victor Orban, qui a été le premier à construire un mur aux frontières de son pays, est un odieux personnage. Mais je réponds aussi, pour reprendre ce dernier exemple, que la réalité du moment est que la Hongrie ne peut pas accepter tous ces migrants. Et l’Europe est en train de fermer les yeux en disant «oh non, c’est raciste, il faut secourir les réfugiés!». Oui, les réfugiés sont très malheureux, mais l’Histoire, avec un grand H, n’a jamais tenu compte du malheur et du bonheur de ces gens. Quand il y a 300, 3.000 réfugiés, oui, on peut gérer, mais pas quand il y en a 3 millions parce qu’une fois encore, à ce moment là, vous ne pouvez pas arrêter la discrimination, la haine, la guerre. Donc, dans le cadre de l’accord passé avec Ankara, les Européens vont donner plus d’argent, plus de moyens à la Turquie. Ils vont donner tout ce que Monsieur Erdogan demande. Parce qu’il a cette arme, et que, oui, il a tiré.

N’y a-t-il pas d’autre option?

Nous, nous sommes des intellectuels, nous compatissons. Et c’est très bien. Mais la grande majorité des citoyens des pays européens ne compatiront pas ou plus. Bien sûr qu’on ne peut rester de marbre face à la tragédie humaine que vivent ces gens, mais ce que je dis sont des vérités qui vont se produire. L’Europe va inévitablement se mélanger parce qu’elle ne tient pas la distance sur plan démographique. Alors, oui, il faut donner plus d’argent à la Turquie. Il faut donner tout ce qu’elle réclame, contre la fermeture de ses frontières au Sud et à l’Est. Pour qu’elle ne laisse plus rien passer. Parce qu’avec les flux, n’oubliez pas qu’il y a Daech qui passe, aussi. Ces dernières semaines, rien qu’en Turquie, plusieurs policiers ont encore été tués et des cellules militaires démantelées. Alors même si c’est malheureux, les 1000 km de frontière turque devraient être fermés hermétiquement. Dans le contexte actuel, c’est là la première mesure à prendre.

Et quelles seraient les suivantes?

Aider la Grèce. Beaucoup l’aider, parce qu’au regard de sa population elle accueille déjà, sur des zones concentrées, un nombre bien trop élevé de migrants. Toutefois, la Grèce compte également plus de 1000 îles, dont certaines ne sont pas peuplées. Celles-ci pourraient servir de destination pour ces réfugiés. Non pour les isoler mais pour leur permettre de prendre un nouveau départ sans ajouter aux tensions déjà existantes avec les populations locales.

C’est-à-dire?

Ces migrants et réfugiés sont un sang nouveau pour l’Europe qui peut lui apporter beaucoup, pour peu que l’on pense leur intégration avec une logique orientale et non occidentale, qui sont deux logiques très différentes. Vous ne pouvez pas faire entendre raison à quelqu’un qui vient avec une autre culture. Il faut penser et parler avec sa logique. C’est comme cela que l’on peut prévoir ce qu’il va se passer. Les Syriens, et je dis cela en tant que sociologue et journaliste, il ne faut surtout pas les habituer à l’assistance, ne serait-ce que pour respecter leur intégrité. Il faut leur donner les moyens de se reconstruire et de construire, parce que ce flux migratoire n’est pas comme les autres.

Donc diriger les réfugiés vers des zones dépeuplées…?

Il ne faut bien sûr pas diriger tous les migrants vers la Grèce et ses îles inhabitées parce que ce pays ne pourra pas s’en sortir seul. Ce qu’il faudrait serait orienter ces population vers des pays, aussi, dont la population décline, comme la Bulgarie, la Roumanie, l’Albanie. Vous savez, la plupart des Syriens qui arrivent sont prêts à être de bons citoyens et peuvent apporter de très bonnes choses dans ces Etats. Peut-être même, cela ravivra-t-il la volonté européenne de bien faire les choses. Mais pour y parvenir, l’Europe a besoin d’une mobilisation générale, presque militaire. Elle se doit de tout surveiller, de renforcer ses frontières et d’aller sur le terrain. Comme des ingénieurs. L’heure est venue pour l’Union de travailler de ses mains et de cesser de faire jouer les autres pour elle en se contentant de faire des chèques. Parce que la réalité européenne est celle-ci aujourd’hui: l’Europe ressemble à une vieille aristocrate qui ne se salit pas les mains avec des petites tâches ménagères. Et pour ne pas salir ses mains, elle loue le service des autres. Or, comme le dit l’adage, «on n’est jamais mieux servi que par soi-même». Il faut mobiliser les armées, surveiller, apprendre à ces gens à bâtir sur des bases pacifiques. A commencer par leurs maisons, leurs commerces, leurs champs. Il est grand temps d’agir physiquement, parce que l’argent ne suffira pas.

Pas plus que l’accord avec la Turquie…?

Non, parce que si l’Union s’arrête là, les pays limitrophes finiront un moment ou à un autre par prendre l’argent mais sans rien faire en retour. Mais aller en ce sens, soyons clairs, nécessite un profond changement de mentalité. A ce jour, les dirigeants européens ne tiennent compte d’aucune donnée vraiment matérielle, historique et sociologique. Ils ne savent gérer que les finances, mais je peux vous le dire dès maintenant: cela ne suffira pas devant un tel afflux humain.

La critique n’est-elle pas un peu dure?

Non, elle est au contraire très lucide. Ces vagues de migrants ne viennent pas de nulle part. Et elles sont également le fruit de décisions politiques européennes court termistes. Il ne fallait par exemple pas faire la guerre en Syrie ou en Libye. Il ne fallait pas suivre les Américains. Quand Nicolas Sarkozy a attaqué la Libye, a-t-il simplement pensé une seconde à l’afflux de migrants que cela occasionnerait en Italie? Vous savez, la politique, la grande politique, est de prévoir la retombée de ses actes. J’ai, comme tout un chacun, récemment pu entendre l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair dire pardon pour l’Irak; mais c’est trop tard! Ce sont eux, à ces dirigeants, que l’on doit Daech. Ce sont à eux que l’on doit ces flux migratoires historiques. Ce sont à eux et aux Américains, déjà bien plus tôt, avec leur politique de ceinture verte qu’ils ont mis en place dans les années 1970 pour faire tomber le régime soviétique, que nous devons la situation actuelle. Les Talibans, pour ne prendre que cet exemple, sont la création des Etats-Unis. De même que Daech.

Vous êtes très critique envers les démocraties occidentales mais quel regard portez-vous sur la Russie qui, depuis peu, revient comme un acteur majeur, sinon incontournable, dans cette région du monde?

La Russie, et quoique l’on puisse penser de Vladimir Poutine, est aujourd’hui le seul espoir du monde occidental. Mon sentiment est que les Européens auraient mieux fait de se taire et de laisser faire les Russes. Avec l’alliance formée avec l’Iran et Assad ils sont la seule chance d’éradiquer Daech. Oui, l’Europe n’a plus d’autre choix que de laisser faire la Russie et ses alliés. La réalité est cruelle: il est impossible de discuter avec Daech, de se mettre autour d’une table avec eux. Leur logique est tout autre.

Photo: Christophe Nonnenmacher

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