Ukraine: Poutine sait ce qu'il fait. Et c'est écrit depuis 2006

Après avoir analysé les déclarations et actions de Poutine, un parallèle peut être tracé avec le contenu du roman qu’écrivit en 2006 l’ancien vice-président de la Douma d’Etat, Mikhail Yuryev: «Le troisième Empire: La Russie qui devrait être». Le «livre de chevet du Kremlin», depuis lors.

Poutine serait-il simplement fou à risquer de déclencher un conflit d’envergure au travers de l’Ukraine? Les Occidentaux seraient-ils tout aussi fous à croire qu’il serait envisageable de le faire plier? Tout comme Mein Kampf en son temps, un livre, publié en 2006, décrit chaque étape de la guerre en cours et celles encore à venir.

Immanquablement, le monde entier est sous le choc des attaques russes contre les populations civiles. Des attaques insensées. A commencer par celles de la maternité de Marioupol, de jardins d’enfants, de sites nucléaires ukrainiens. Au 12 mars, plus de 76 enfants avaient déjà péri. Plus de 100 autres blessés. Et Poutine laisse désormais planer le doute quant au potentiel usage d’armes chimiques ou nucléaires contre l’Ukraine et l’Occident. Avec pour question en filigrane: jusqu’où ira la cruauté du Président russe. Ni les sanctions internationales, ni la chute de l’économie de son pays, ni la perspective de se voir sanctionner par la Cour pénale internationale de La Haye ne semblent produire le moindre effet sur l’hôte du Kremlin. Bien au contraire: le pouvoir russe s’obstine à poursuivre ce qu’il qualifie toujours d’«opération militaire» en Ukraine, quels qu’en soient les risques évidents ou les pertes colossales pour sa propre armée que l’on dit déjà, amputée, depuis le début de la guerre, de 12.000 hommes.

Yuryev et «Le troisième Empire»

La Blitzkrieg que Poutine a planifiée et qui visait à prendre Kyiv en deux jours a échoué, quand bien même celui-ci continuerait à nier cette évidence et à clamer que tout est sous contrôle en Ukraine. Alors, qu’espère Poutine? Quel est son plan? D’aucuns avancent l’hypothèse qu’une forme de folie l’animerait. Sans doute mais il est bien plus probable que cette folie relève avant tout d’une logique toute singulière. Après avoir analysé les déclarations et actions de Poutine, un parallèle peut en effet être tracé avec le contenu du roman qu’écrivit en 2006 l’ancien vice-président de la Douma d’Etat, Mikhail Yuryev: «Le troisième Empire: La Russie qui devrait être». Le «livre de chevet du Kremlin», depuis lors. Mikhail Yuryev: l’auteur également de plusieurs articles sur l’autosuffisance et l’isolationnisme de l’économie russe, sur fond de recherches inspirées de l’expérience du Troisième Reich allemand, et d’un regain de l’identitarisme national russe.

Dans son roman, Yuryev aborde la création du troisième Empire sur fond de soulèvement en Ukraine, où la population appelle à une réunification avec la Russie et à l’abandon d’une intégration forcée à l’Union européenne et à un bloc atlantiste anti-Russe conduit par les Etats-Unis et de la Pologne. L’annexion de la Crimée et l’établissement des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk (DPR et LPR) en 2014 en est l’exacte retranscription dans le monde réel. Tout comme nombre de discours de Poutine, directement inspirés de l’imaginaire littéraire de Yuryev.

L’Occident à contre-temps

Ce premier événement passé, le livre dépeint des leaders américains hésitant à répondre militairement. Pour une raison au moins, les Russes ayant clairement manifesté leur intention d’aller jusqu’au bout de leurs intentions. Des vidéos obtenues par la télévision occidentale (sans apparente aide des Renseignements russes) indiquaient alors que des missiles nucléaires russes avaient été réorientés vers les Etats-Unis et qu’une flotte aérienne équipée de missiles de croisière se tenait prête à être lancée à travers l’Europe, si jamais. Partout en Occident courrait ce sentiment que si les Russes le voulaient, la fin du monde viendrait dans la demi-heure. Et le fait que les Russes eux-mêmes puissent périr dans un tel scénario ne pesait guère dans les débats, tant les Russes s’étaient préparés à un tel sacrifice, sans bluff aucun. Selon les écrits de Yuryev, le temps politique avait travaillé contre l’Occident; alors qu’il était attendu que ses dirigeants agissent contre la Russie, par peur, ceux-ci n’avaient rien entrepris. L’Occident avait reculé et la trêve dite de Dniepr avait été conclue, avec le rattachement du Sud-Est de l’Ukraine à la Russie. De quoi rendre la Russie plus puissante qu’elle ne l’était déjà et, par effet ricochet, plus redoutable dans sa confrontation avec l’Occident. Les Etats-Unis et l’Union européenne finirent bien par entrer en guerre avec cette Russie élargie. Mais celle-ci remporta une victoire écrasante en usant de son arsenal nucléaire. Les Grands Russes en vinrent tout naturellement à diriger le monde entier, sur fond d’un régime dictatorial totalitaire et racialement discriminant que l’auteur qualifiait sobrement de «civilisation russe». La démocratie et les valeurs européennes, elles, se voyaient piétinées, sinon anéanties.

Premières victimes: Ukrainiens, Polonais et autres populations des Etats baltes subissaient un plan d’extermination. Pour la seule Ukraine: 600.000 personnes en incluant les civils contre «seulement» 11.000 Russes. Le point de vue exprimé par Yuryev est clair: «Le vainqueur a le droit de saisir, de ruiner et de voler les vaincus, surtout s’ils attaquent en premier. Il peut aussi exécuter leurs chefs». La destruction des Ukrainiens pacifistes, des Polonais, des Estoniens, des Lettons et des Lituaniens est pleinement justifiée. Dans le monde réel, le point de vue de Poutine est tout aussi limpide: autant qu’ils sont, Ukrainiens, Polonais, Estoniens, Lettons et Lituaniens sont de race inférieure et ont même trahi leurs racines russes.

Face aux sanctions, tout est déjà pensé

Planifier la conquête de l’Ukraine et prendre Kyiv n’a donc rien d’illogique pour Poutine. Mais voir sa Blitzkrieg échouer, le pousse à «mordre» les parties orientales et sud de l’Ukraine, au travers d’accords négociés. Toute la terreur portée par l’armée russe aujourd’hui en Ukraine n’a pour principal but que de contraindre Zelensky à accepter l’annexion de la Crimée, des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, ainsi que de laisser le Kremlin s’octroyer d’autres parts de territoire ukrainien. Avec pour prochaine étape de finaliser la création d’un empire russe auto-suffisant, suffisamment viable et puissant pour poursuivre son effort de guerre contre l’Occident. En cela, Poutine s’attend à ce que l’Europe continue à acheter du gaz et du pétrole russe. Une façon pour lui de s’octroyer cette fois les ressources budgétaires nécessaires à la poursuite de ses ambitions et conquêtes futures. Le fait que Poutine ne soit pas effrayé par les sanctions occidentales est donc relativement logique. Il a déjà pensé, assumé l’isolation future de la Russie, quand bien même celle-ci – sous la contrainte internationale – arriverait plus vite que prévu. La saisine de la Cour de la Haye, elle, lui apparaît encore bien plus insignifiante au regard de ses aspirations de domination planétaire.

Si l’on se réfère au copier/coller du livre de Yuryev, le plan de Poutine est – au moins sur le plan théorique – basé sur les peurs occidentales et de l’inaction de l’Otan. En cela, il pourrait être déduit qu’une réponse militaire forte de l’Occident pourrait gripper la folle machine russe, voire la faire dérailler. De la détermination de l’UE et de l’Otan à répondre à Poutine dépendra probablement le déroulé des événements futurs. Mais la crainte d’une guerre nucléaire, telle qu’exposée par Yuryev, est susceptible de prévenir toute riposte de l’Occident.

La tentation de tester l’Otan

A ce stade, la guerre en Ukraine n’a pas uniquement révélé l’ineffectivité de la sécurité collective mondiale. Elle a également révélé le dilemne d’ordre moral auquel sont confrontés les politiciens occidentaux et l’Otan: dans un tel contexte, comment aider l’Ukraine à préserver les vies civiles alors que Poutine est, sans surprise, opposé à toute aide militaire et menace d’utiliser son arsenal nucléaire pour imposer ses vues. Après que l’Otan a refusé de fermer le ciel ukrainien, d’autres questions émergent également: comment l’Otan réagira-t-elle si Poutine en vient cette fois à bombarder l’un des Etats membres de l’Alliance atlantique? De quel type de protection un pays membre de l’Otan pourra-t-il vraiment se prévaloir en ce cas? Malheureusement, il est à craindre que Poutine ne résistera pas à la tentation de s’en faire une idée précise et finisse par tester l’unité occidentale, en Pologne ou auprès des Etats baltes; conformément à son «plan». Et, ce faisant, d’éloigner (aussi) l’attention du public d’une «opération militaire» en Ukraine, pas si fructueuse qu’attendue.

Aleksandra Klitina est ancienne vice-Ministre ukrainienne de l’Infrastructure (2019) / Photo: Vladimir Poutine / Service audiovisuel du Kremlin – Moscou / 24 février 2022

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