Ukraine: Menace nucléaire à Zaparojia - «Tout ira bien. L'aube approche»

«L’armée russe tire de toutes parts sur la centrale nucléaire de Zaparojia. Si elle explose ce sera dix fois pire que Tchernobyl»

Vendredi 4 mars, 00h46: Discussion avec Marina, depuis une bonne trentaine de minutes. On parle des corridors humanitaires qui pourraient s’ouvrir. Ce fameux «way out» pour les populations civiles, pour peu que Poutine ne le transforme pas en piège ou ne tienne simplement pas parole. Ce ne serait pas la première fois…

Impossible de savoir ce qu’il se passe dans sa tête de journaliste ukrainienne. Quelques heures plus tôt, un ami, évacué de Kyiv avant les premiers bombardements, me confiait que parfois les Ukrainiens l’agaçaient à ne jamais savoir prendre une décision. Partir. Rester. «Bon sang, quand il en va de ta vie et de celle de tes proches, tu n’hésite pas!». Eux, si. Etre bravoure et folie. Un gap culturel profond entre latins et slaves, sans doute. On ne sait jamais comment réagir en temps de guerre mais lui n’a pas hésité. Pas pour fuir, mais pour continuer le combat différemment, plus loin. Loin de la folie destructrice d’un homme, à tout le moins.

«!!La centrale nucléaire de Zaparojia est en feu!!»

Vendredi 4 mars, 00h46, toujours: cette conversation, donc. Alors que je réponds à un message de Marina, un autre – d’elle – me coupe dans mon élan. «!!!!!! Menace pour la sécurité mondiale!!!! En raison des bombardements ennemis en continu sur ses bâtiments et unités, la centrale nucléaire de Zaparojia est en feu!!». «Quoi??? T’es sérieuse??!». «Ce message vient juste de m’être envoyé par le maire de la ville d’Energodar (…) Je vérifie et reviens vers toi». Même réflexe de mon côté avec Twitter pour allié. Des dizaines de tweets tombent, sans grande pertinence quant aux sources. Un tweet qui se retweet, un autre qui se copie. La stupeur chez beaucoup, des commentaires un peu bas de niveau chez d’autres. Point commun, néanmoins: tous ou presque renvoient vers les caméras de surveillance de la plus grande centrale d’Europe. Nuit. Noir et blanc. Qualité d’image bien incertaine. Fake, pas fake: difficile à dire sur ce qui semble être un live. Mais on y voit assez distinctement des explosions, de la fumée, du matériel qui paraît être militaire.

Vendredi 4 mars, 01h06: «Maintenant les obus frappent la cafétéria de la centrale, l’entrée de la station. Des blocs entiers!», revient-elle. «P… si c’est vérifié, ce mec est dingue!», me dis-je. «Je suis en direct TV», m’annonce -t-elle, là où toute personne normalement constituée songerait à foncer dans sa bagnole et à se tirer, même sous une pluie d’obus. Sur Twitter les news continuent à tomber: «De multiples incendies sont signalés autour et à l’intérieur du périmètre de la centrale nucléaire de Zaparojia en Ukraine, après des bombardements russes et des tirs de ‘balles traçantes’». En cas d’explosion, peut-on commencer à lire, l’effet dévastateur serait dix fois supérieur à celui de Tchernobyl. Autant dire que l’Ukraine n’y survivrait pas. Pas plus qu’une partie de l’UE, du Donbass ou même de la Russie.

Vendredi 4 mars, 01h28 : Marina revient en ligne. «Les pompiers ne peuvent commencer à éteindre l’incendie sur le site. L’armée russe continue de bombarder. La première unité a été frappée. Aucune indication à cette heure sur une éventuelle augmentation des rayonnements». L’air de rien, à ce moment précis, je songe à cette discussion que j’ai eue cet après midi (ou hier; ne sais plus tant ces derniers jours me paraissent sans fin et me déconnectent du temps réel) avec Véronique, une collègue qui travaille pour l’Agence Europe et la Libre Belgique: «Tu crois qu’ils me prennent pour un dingue à la pharmacie si je leur demande des capsules d’iode?» A bien y réfléchir ce devait être aujourd’hui après que Jean-Yves le Drian, le ministre français des affaires étrangères nous a indiqué que le pire était sans doute à venir et qu’Emmanuel Macron a eu une discussion franche et visiblement pas très rassurante avec Vladimir Poutine. Moins de vingt-quatre heures, aussi, après qu’Ilya Ponomarev invite ses homologues entrepreneurs et oligarques à abonder le contrat d’1 million de dollars qu’il a placé sur la tête de l’hôte du Kremlin. Seul moyen, selon certains, d’en finir avec cette guerre. Et l’ancien député à la Douma (de 2007 à 2016) réfugié en Ukraine de conclure: «Je garantis la sécurité et, si nécessaire, l’anonymat des citoyens qui ont satisfait à la présente demande. Ambiance RH 2.0. Quant à la promotion de l’offre – le service marketing 2.0 -, appel est lancé pour diffusion «à toutes les personnes intéressées». Marina, elle, se veut désormais rassurante: «Le réacteur a été conçu pour résister à un crash de Boeing à pleine vitesse. Ca va bien se passer». A se demander si elle n’a pas du Darmanin en elle…

«Tout ira bien. L’aurore approche»

Vendredi 4 mars, 02h04: Marina, à nouveau: «Tout va bien. Pas de fuite». Suis sidéré par son sang-froid. Pour peu que c’en soit… La discussion d’avant 0h46 reprend, comme si de rien n’était. Marina souhaitait que l’on parle de tout sauf de la guerre. Là, elle rêve d’un café, d’un bain et de sommeil, avant de reprendre sa journée en rêvant de cheesecake. Fascinant: une attaque russe est en cours sur la plus grande centrale du continent et on parle pâtisserie… Parfois, la mentalité slave m’échappe. «Mais tout est sous contrôle finalement?», tente-je. « A ce moment précis, nous n’avons pas davantage d’information. Je pense que oui. Je suis près de la fenêtre. J’entends le son des avions de chasse. Tout ira bien. L’aube approche». Sur fond de Sébastien Tellier Marina part se coucher. J’ai envie de la croire, même si je ne partage que modérément sa sérénité. Il est alors 02h41 du matin. Une heure de plus en Ukraine.

Entre temps, le ministre des affaires étrangères Dmytro Kuleba a confirmé l’attaque sur Telegram. «L’armée russe tire de toutes parts sur la centrale nucléaire de Zaparojia. Si elle explose ce sera dix fois pire que Tchernobyl. Les Russes doivent IMMEDIATEMENT cessez le feu pour permettre aux pompiers d’établir une zone de sécurité». Publication à 01h48. En avance ou en retard sur l’information locale: allez savoir.

Vendredi 4 mars, 03h25: nouvelle alerte sur la messagerie: Les Kadyrovtsy – les forces spéciales tchétchènes – auraient pris d’assaut la centrale. Une bataille avec la garde nationale serait toujours en cours. Le projet que les fils infos Telegram suggèrent : que ceux-ci essaient de la miner afin de provoquer un black out dans l’ensemble de l’Europe. L’après-midi, un habitant de Zaparojia m’avait confié une rumeur persistante que les Russe auraient déjà miné le barrage hydraulique de la ville, ou ses abords – Invérifiable.

«L’Europe doit se réveiller!»

Vendredi 4 mars, 03h42: «!!Urgent — message du Président concernant l’attaque russe contre la centrale nucléaire de Zaparojia!!». P…, ça reprend.  «L’Europe doit se réveiller!, avertit Zelensky. La plus grande centrale nucléaire de l’Europe est en feu. En ce moment même, les chars russes tirent sur les blocs nucléaires. Ils sont équipés d’imagerie thermiques. Ils savent sur quoi ils tirent. Ils se préparaient. Je tends la main à tous les Ukrainiens, à tous les Européens, les gens qui connaissent le mot ‘Tchernobyl’. Qui sait combien cette explosion à la centrale nucléaire a causé de chagrin et de sacrifices? C’était une catastrophe mondiale. La Russie veut le répéter et agit maintenant en ce sens. Mais puissance 6! Européens, réveillez-vous, s’il vous plaît! La centrale nucléaire de Zaparojia a 6 blocs d’alimentation contre un qui a explosé à Tchernobyl. Nous avons communiqué avec les dirigeants d’autres pays et nos partenaires. Il n’y a aucun autre pays au monde, à part la Russie, qui ait tiré sur des blocs nucléaires. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité un pays a utilisé le terrorisme nucléaire. Ce n’est pas seulement une menace de la Fédération de Russie, c’est une réalité. Aujourd’hui. Nous n’avons aucune idée des conséquences de l’incendie en cours à la centrale. L’armée russe doit être arrêtée. Alertez immédiatement votre gouvernement: l’Ukraine a 15 blocs nucléaires. En cas d’explosion, ce sera la fin de tout, la fin de l’Europe. Seules les actions immédiates de l’Europe peuvent arrêter les forces russes. Ne laissez pas l’Europe mourir!». Seule bonne nouvelle: le risque ne serait pas dix fois supérieur mais seulement six fois. En même temps… Glaçant.

Ezéchiel 43:27

Vendredi 4 mars, 03h55: Londres – Communiqué du 10 Downing Street: «A l’occasion d’un entretien entre le président Zelensky et le Premier ministre Boris Johnson, a été «convenu que la Russie doit immédiatement cesser son attaque contre la centrale et permettre un accès sans entrave aux services d’urgence. Le Premier ministre a déclaré que les actions irresponsables du Président Poutine pouvaient maintenant menacer directement la sécurité de toute l’Europe. Il a ajouté que le Royaume-Uni ferait tout ce qu’il pouvait pour s’assurer que la situation ne se détériore pas davantage. Le Premier ministre a annoncé qu’il demanderait une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU dans les prochaines heures, et que le Royaume-Uni soulèverait cette question immédiatement auprès de la Russie et de ses proches partenaires. Les deux dirigeants ont convenu qu’un cessez-le-feu était crucial». Cinq minutes plus tard, Herman Galushchenko, ministre ukrainien de l’Energie y va lui aussi de sa déclaration: «Il s’agit d’une guerre de destruction de l’humanité et de notre planète. La sécurité nucléaire ne préoccupe pas Vladimir Poutine. Il est indifférent à la vie humaine des Ukrainiens, des Européens et de ses propres citoyens. Cela fait plusieurs jours que nous essayons de communiquer cette thèse à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), dont nous avons exigé l’intervention et des décisions difficiles concernant l’agresseur. Mais ils ne sont pas encore là. Par conséquent, nous exigeons non seulement une évaluation professionnelle de ce qui se passe, mais aussi une intervention réelle, en prenant les mesures les plus sévères, y compris par l’OTAN et les pays qui possèdent des armes nucléaires». A peu de choses près: une escalade.

Vendredi 4 mars, 4h29: Le Live du quotidien Le Monde titre «Guerre en Ukraine: le site de la centrale de Zaparojia en feu après une attaque russe, le risque nucléaire semble écarté». Guerre en Ukraine, jour 8.

Vendredi 4 mars, 4h38. D’ordinaire, les affaires religieuses ne me parlent guère mais je me surprends à regarder la signification biblique du huitième jour. Au milieu de nombre d’entre elles, une attire mon attention: Selon Ezéchiel 43:27, «lorsque ses jours seront accomplis, dès le huitième jour et à l’avenir, les sacrificateurs offriront sur l’autel vos holocaustes et vos sacrifices d’actions de grâces. Et je vous serai favorable, dit le Seigneur, l’Éternel». A bien y réfléchir, ouvrir un texte religieux comme on consulte Doctissimo pour se soigner n’était peut-être pas une bonne idée… 04h43: Fermer les yeux. Imiter Marina. Dormir. Tout ira bien. L’aube approche.

Christophe Nonnenmacher est Directeur du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg / Photo: capture d’écran des caméras de surveillance de la centrale de Zaparojia, dans la nuit du 3 au 4 mars 2022

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