Ukraine: «Juste quelques sentiments que je voulais partager avec toi»

Jeudi 24 février: 6h04. «It starts». «Ca a commencé». Au saut du lit, le message sobre, glaçant de Marina me torpille de l’intérieur. «C’est insensé! C’est un cauchemar!», lui réponds-je, groggy, les yeux à peine ouverts face à mon écran de smartphone. «Oui, c’est difficile à comprendre, à imaginer, même pour nous, ici».

Marina est une amie journaliste. Tout comme Alexander, elle vit dans le sud-est de l’Ukraine. Travaille entre Zaparojia et Kiev. Couvre les infos pour plusieurs médias télévisés nationaux. «Ce mec est fou et je crains que ce ne soit qu’un début»: tout ou presque ce que je trouve à lui répondre… Plusieurs jours, déjà, que mon inquiétude grandissait, mais j’aimais cette idée confortable que nul, là-bas, n’osait imaginer une telle folie de Poutine. «Je pars bosser, me lâche-t-elle. Personne ne sait ici comment les choses vont évoluer, ni même si nous pourrons continuer à communiquer, mais je tiens à te dire dès maintenant que je suis heureuse que nous nous soyons connus. Petit moment de poésie en ce jour». Presqu’un second coup de poignard de l’hôte du Kremlin. En plein cœur.

«Nous nous rassurons en mâchant des chewing-gums. Et ça fonctionne!»

Sept heures plus tard: j’essaie de convaincre Marina de fuir. Rien à faire. Elle ne quittera pas sa famille, ses parents, son pays. Ne les lâchera pas. Encore moins sa fille, adolescente, avec laquelle elle avait déjà abordé le sujet quelques jours plus tôt, alors que les troupes russes manoeuvraient durablement aux frontières de son pays. Sans trop croire à une invasion, les scenarii se créaient néanmoins dans les têtes de certains. Le 8 février, à 17h54, Marina me confiait déjà que des parachutistes russes pourraient très bien se poser en quatre points du pays, dont un à Kirillovka, dans la région de Zaporojia. «Bien sûr nous avons peur de la guerre. Mais la plupart de mes amis disent que notre pays sera protégé et je le protègerai». Le 19 février, cinq jours avant l’invasion russe, nouveau message: «Hier, j’ai suggéré à ma fille que nous l’emmenions dans un endroit sûr. Elle m’a répondu que nous resterions ici jusqu’à la fin, si quelque chose devait advenir. Elle est très déterminée. Si tu savais comme c’est inspirant. Je n’imaginais pas à quel point elle était forte». Mais pour l’heure, «tout est calme ici. Les gens vivent leur vie». Et d’ajouter, avec la malice qui la caractérise: «Nous nous rassurons, ma fille et moi, face aux dernières déclarations de Poutine en mâchant des chewing-gums et en nous promenant. Et ça fonctionne! Du coup, j’ai acheté davantage de chewing-gums!».

«S’il te plait: fuyez elle et toi» / «Je ne peux pas»

Jeudi à nouveau: 11h45. «Ils sont là», me recontacte Marina. «Dans notre voisinage proche. Et se dirigent vers l’une des villes de la région de Zaparojia». «S’il te plait, pars: fuyez, elle et toi. Il est encore temps de venir en France». «Je ne peux pas».

Le piège sur referme sur les civils. Je contacte une amie au Conseil de l’Europe pour savoir si des convois d’évacuation sont envisagés. Elle ne sait pas mais promet de m’informer si jamais. Tout le monde est pris de cours. Trop fort, trop vite. Marina apprécie la démarche, même si sans doute vaine: «Tu lis dans mes pensées. Merci. Je cherche une issue».

22h14: Marina, toujours: «Il semblerait que les ‘méchants’ viennent dans notre ville ce soir. Je viens de mettre quelques affaires dans un sac à dos. Suis sortie et ai vérifié si les portes des sous-sols étaient ouvertes pour s’y réfugier. Elles sont fermées. Impossible de dormir aujourd’hui. Sensations ‘intéressantes’… Mais ne t’inquiète pas s’il te plait. J’ai un tempérament qui pourrait effrayer n’importe quel mec menaçant».

22h21: «Cela te dit que je partage avec toi ce que l’on ressent en temps de guerre? ». « Oui », fis-je. «Cela fait presque 20 heures que la guerre a débuté. Je n’ai pas pu parler la moitié de la journée. J’étais sous le choc. Puis, après, j’ai commencé à me faire à cette réalité. A m’habituer à ce tunnel sans fin d’informations. Tout change toutes les dix minutes. Je passe d’une infinie tristesse à un sentiment de confiance et de calme, attendant simplement les prochains bombardements. Je sais exactement quoi faire et où aller. Cela semble impossible de s’habituer à ce que nous vivons mais nous le devons… Juste quelques sentiments que je voulais partager avec toi».

2h41 de playlist

A mon tour, je reste sans voix, ne peux me résigner à tant d’impuissance de notre part, de celle de l’Union et de l’Otan, qui envisagent à cette heure la situation. Cela ne fait que quelques heures que le scenario du pire a commencé. Moins d’un jour mais cela me semble déjà des mois. Seule idée, presque risible, de ma part à ce stade: envoyer à Marina une playlist musicale. Histoire de lui permettre de s’évader, un peu, le temps d’une nuit. Elle sourit: «Ta musique devrait me suffire jusqu’aux prochains bombardements. 2h41 de son».

Christophe Nonnenmacher est Directeur du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg / Photo: Fresque dans une ruelle de Kiev / Photo: Christophe Nonnenmacher / DR

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