Ukraine: Ces quelques jours, avant que tout ne bascule

«Tu n’as pas tort: Au regard de toute cette merde, tout peut arriver»

«J’ai entendu dire de sources sérieuses que l’Otan envisageait de fermer l’espace aérien européen les 18 et 19 février. Tu en as entendu parlé de ton ton côté?» «Non, rien», ai-je alors répondu à Alexander, un ami journaliste vivant dans le sud-est de l’Ukraine, à Zaparojia. On était alors le 11 février. Rien ne laissait présager que moins de quinze jours après tout aurait déjà plusieurs fois basculé. «Je te rappelle dans 15 mn», me fit-il. Le temps que la pression ne redescende entre lui et sa compagne. Rien de bien méchant. Une querelle, un truc d’amoureux. La vie.

Deux jours après, dimanche 13 février, 2h17 du matin: Alexander m’envoie une dépêche. «L’ambassade américaine en Ukraine a ordonné le retrait de son personnel non essentiel samedi. La France a conseillé à ses ressortissants de ‘différer’ leurs déplacements dans le pays». Je lui en poste une autre en retour: «Samedi, la compagnie aérienne KLM a annoncé la suspension jusqu’à nouvel ordre des vols vers l’Ukraine à la suite du ‘code rouge’ annoncé plus tôt aux voyageurs néerlandais, signifiant qu’il est trop dangereux de voyager dans ce pays». Et cet article du Monde: «Joe Biden avertit Vladimir Poutine de «répercussions sévères et rapides» en cas d’attaque russe de l’Ukraine». Premières inquiétudes de ma part.

Russes et Ukrainiens ne sont-ils pas des peuples frères?

«Comment va la vie à Kiev?», demande-je à Olivier, les jours suivants, à l’occasion de l’une de nos conversations régulières. Outre d’être auteur sur EuTalk, Olivier est résident français dans la capitale ukrainienne, y a fait sa vie depuis Maïdan, logé dans un appartement de la période soviétique. Avec deux chats qu’il a sortis de la rue. Une relation toute particulière à ceux-ci comme cela se vit régulièrement ici. Plus que des animaux, des membres à part entière de la famille. «Je demande, parce que vu d’ici, on commence à s’inquiéter». «Franchement, tout va bien. Les gens sortent, vont au restaurant, dans les cafés. La vie n’a pas changé». Forcément, la pression que commence à exercer Poutine sur l’Ukraine ne laisse pas indifférent à l’heure où l’on parle de plus de 100.000 soldats massés à la frontière pour ce qui est encore qualifié par Moscou d’«exercices militaires».

L’Europe, mais bien plus encore les Etats-Unis s’inquiètent. Dans la rue, les Ukrainiens ne s’alarment pas plus que ça. Pourquoi d’ailleurs le feraient-ils? Russes et Ukrainiens ne sont-ils pas des peuples frères, donc amis?

Vendredi 18: L’inquiétude monte d’un cran: Paris prévoit à son tour d’évacuer ses ressortissants. Autant l’évacuation des Américains ne souciait pas grand monde – ceux-ci n’étant pas réputés pour leur sang-froid dans de telles périodes – autant le nouveau positionnement du Ministère français des Affaires étrangères interroge. Si la France s’y met, un «dévissement» des relations avec Moscou n’est peut-être plus à écarter. «Tu pars?», dis-je à Olivier. «Pour l’instant, je reste!», me répond-t-il par message. Coup de téléphone rapide – autant que cela soit possible avec lui, tout autant bavard que moi: «De toute façon, je ne partirai pas sans mes chats. Hors de question que je les laisse-là!». Dans les rues de Kiev, la vie, toujours, se poursuit dans la plus grande normalité.

Samedi 19 février: J’écris à Alexander, situé bien plus proche de la ligne de sécession. «T’es en sécurité? Je m’inquiète». «Hey! Ca va, merci. Tout va bien, mais on sent de la tension dans l’air. Je suis en contact avec mon ex petite amie, qui vit à Donetsk. Elle me dit qu’ils subissent des bombardements tous les jours. En particulier la périphérie de la ville. Je te rappelle». Je lui envoie alors une connerie pour lui remonter le moral, le faire rire un peu. Le seul truc qu’il m’est possible de faire, à ma petite échelle, depuis Strasbourg. Il rit. Et m’indique que l’humour est ce qui solidifie jour après jour notre amitié, depuis notre première rencontre. C’était dans un bar-péniche strasbourgeois – à l’Atlantico – à l’occasion d’une session du Conseil de l’Europe. Une rencontre que je dois à l’entremise d’Olivier, qui en aura amené bien d’autres depuis, dont en Ukraine même.

«De la par de la Russie, c’est un signal: ‘Ne touchez pas les républiques’»

Lundi, 21 février, 16h12. Nouveau message d’Alexander: «La télévision russe diffuse la procédure de reconnaissance par Poutine de l’indépendance des Républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Luhansk». Les fameux DNR/LNR, Huit ans que la guerre s’y est installée, dans le silence assourdissant de l’Occident. Une guerre que l’on a pas su ou voulu voir. Une guerre qui, même jusqu’en Ukraine, n’avait que peu d’audience dans les conversations. Quelques mois en arrière, de Kiev à Zaparojia ou Odessa, nul n’en parlait. Presque un non «fait»; une étrange normalité dans un pays, au cours de son histoire, maintes fois séparé, coupé dans son intégrité territoriale. Avec ce sentiment atemporel que les choses, un jour, rentreraient finalement dans l’ordre, Crimée comprise. Polonais, Allemands, Soviétiques, Ottomans, Suédois même, tous sont venus. Tous sont repartis.

«L’intégration des deux Républiques dans la Fédération de Russie sera sans doute la prochaine étape», poursuit Alexander. Mais le message est clair: «Cette reconnaissance donne le droit à la Russie d’intervenir dans le cas où l’armée ukrainienne attaquerait les Républiques». «Comment Kiev réagit?» «Négativement. Et les Etats-Unis pousseront sans doute l’Ukraine à d’autres choses stupides. Mais de la part de la Russie, c’est un signal: ‘Ne touchez pas les républiques’».

A ce moment là, tous deux nous disons que des accords de défense entre Moscou, Louhansk et Donetsk suivront. Que cela ouvrira immanquablement les portes des DNR/LNR à l’armée russe. Et tous deux d’attendre non sans appréhension la réponse de Kiev, Washington et Bruxelles. «Ca ne sent vraiment pas bon», lui dis-je. Et lui de me répondre: «Oui». Déjà encerclée de toute part, «se rendre dans le Donbass serait désormais suicidaire pour l’armée ukrainienne».

A Donetsk, «les gens veulent la paix le calme, travailler»

Lundi toujours. 23h21. «Des nouvelles de ton ancienne compagne?». «Oui, elle a donné une interview téléphonique à CNN. C’est moi qui traduisais. Là-bas, leur a-t-elle dit, les gens veulent la paix le calme, travailler’. Beaucoup parmi eux détestent autant l’Ukraine que la DNR». A cette heure-ci, et outre son amie, Alexander reste davantage préoccupé par la situation économique de son pays que par un risque d’invasion du pays auquel nul ne croit encore vraiment. La présence des troupes russes à nos frontières a déjà eu un impact économique dramatique ici, m’explique-t-il. Les investisseurs, ceux qui n’ont pas fui, n’investissent plus. Les prix augmentent, les emplois manquent. Travailler ici en tant que journaliste se complique financièrement de jour en jour. L’agence d’Alexander a déjà mis la clé sous la porte, faute de projets viables sur le plan financier. «Et CNN que tu te trimballes depuis quelques jours…?» «Ils n’ont pas besoin de moi. Une de leurs équipe est venue ici pour filmer une guerre qui n’arrive pas et qui ne viendra probablement pas. Mais envoie moi tes collègues français, je prendrai soin d’eux. Ou recommande moi comme journaliste permanent sur place. Ca me permettra de peaufiner mon français», m’envoie-t-il à cet instant avec un emoji malicieux.

«L’ambassade nous a demandé de partir…»

Lendemain, mardi 22 février. J’envoie à Alexander quelques contacts de journalistes français ou belges basés en Ukraine, plus précisément dans sa région, à 200 km de Donetsk. Sait-on jamais. Ne serait-ce que pour un poste de fixeur, ces personnes essentielles au travail de tout journaliste en terrain peu connu, voire inconnu. Qui servent d’interprète, de guide, qui aident à entrer en contact avec les personnes qui nous paraissent importantes pour faire correctement ce métier. Alexander parle français, anglais, russe, ukrainien. A sillonné le monde au cours de sa carrière de reporter. Connaît tout le monde ou presque sur place: politiques, oligarques, militaires, simples citoyens. Qui de mieux? «Tu les connais?». «Non, pas directement. Mais joue là à la française. Tu les contactes via twitter ou autre réseau, leur propose un café et… qui sait? Un peu à la Jean-Claude Duss: sur un malentendu…». Alexander sourit, lâche un «Bon conseil! Je vais voir!».

Petit passage par Facebook où je vois un post d’Igor – Français – et Anna – Ukrainienne -, deux amis de Kiev. Et cette photo avec le drapeau ukrainien. Postée depuis… Paris, avec cette mention «Gloire à l’Ukraine… #standwithukraine». «Vous êtes tous deux rentrés Igor?». Réponse: «L’ambassade nous a demandé de partir….». Bien qu’un peu surpris par ce rapatriement qui semble tant trancher avec les échos du terrain, je choisis de prendre la nouvelle avec un brin de légèreté: «On en connait bien un qui est resté avec ses chats… On ira se prendre un verre sur Paris, quand je trouve le temps de passer. Ou sur Strasbourg si tu veux faire découvrir la ville à Anna».

«Au regard de toute cette merde, tout peut arriver»

Mercredi 23 février: 11h52. Une nouvelle, a priori anodine, m’inquiète. Alexander doit partir pour Prague dans deux jours. Doit également venir sur Strasbourg, début mars pour le prochain plateau EuTalkS consacré au poids de l’Union face à la Russie, la Turquie et la Chine. Cette nouvelle: un post Facebook dans lequel un journaliste de RFI affirme avoir été refoulé du sol ukrainien bien que muni d’une carte de presse et de documents français. Raison: bien que travaillant pour un média français, son passeport russe ferait obstacle à sa bienvenue sur le territoire national. «Pour les gardes-frontières ukrainiens, à compter d’aujourd’hui, comme on me l’a dit à l’aéroport, cela suffit à mettre une personne sur le ‘vol de retour le plus proche’», écrit-il. Selon les informations dont dispose l’homme: de trois quatre jours à… six mois. Inquiétude parce que, bien que vivant en Ukraine depuis plus de dix-huit ans, Alexander est russe. Partir pour Prague ou Strasbourg est à cette heure possible. Ryanair fonctionne. Mais pourra-t-il seulement revenir? Quitter durablement son pays d’accueil lui est impossible, lui qui bien qu’entre deux pays, n’imagine pas un instant quitter sa mère âgée, et ses chats. Les chats: lui aussi… A croire que «Jamais sans mes chats» pourrait être un titre de film ukrainien… «Ne t’en fais pas : j’ai la carte de résident permanent depuis 15 ans», finit-il par me rassurer. «Il n’ont légalement pas le droit de m’empêcher de rentrer, si je m’absente». «Mais tu n’as pas tort: Au regard de toute cette merde, tout peut arriver».

C’est là qu’on s’est dit qu’on attendrait le lendemain pour prendre son billet Kiev-Strasbourg. Au-delà de la question du passeport et des modalités de retour qu’Alexander prévoyait d’aller régler le lendemain sur Karkhiv, devait se tenir le même jour une réunion au sommet des chefs d’Etats européens. «On voit ce que tout cela donne et on avise demain soir», lui dis-je avant de raccrocher. Quelques heures après, aux alentours de 5 heures du matin, un autre scénario se dessinait…

Christophe Nonnenmacher est Directeur du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg / Photo: Fresque dans une ruelle de Kiev / Photographe: Christophe Nonnenmacher / DR

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