Ukraine: La guerre à cœur ouvert

La guerre nous a divisé en deux camps. L’un, victime d’un lavage de cerveau du fait de la propagande russe, l’autre ayant pris fait et cause pour les autorités ukrainiennes

Mon nom est Katya. Je suis née et j’ai grandi à Louhansk, dans le Donbass. Dans ce que j’appelle non sans fierté le «grand Est de l’Ukraine». Lorsque je dis aux gens que la guerre avec la Russie y dure depuis plus de sept ans, que j’ai perdu dans ces affrontements ma ville natale, ma maison et une partie de ma famille, ceux-ci me répondent inlassablement par un: «je suis tellement désolé d’entendre cela». En réalité, ils ne le sont pas, désolés. Au mieux n’est-ce là pour eux qu’une manière d’être polis. Car l’honnêteté aurait voulu qu’ils me confessent qu’ils ne peuvent s’imaginer ce que des personnes comme moi ont traversé et continuent encore de traverser. Alors, à défaut de l’entendre de leur part, je vais vous la raconter, moi, cette réalité qu’ils ne peuvent appréhender.

Au tout début: c’est dans une famille pauvre que je nais en mars 1992. La famille d’un anesthésiste, dont la mission principale consistait à secourir des mineurs, des gueules noires. Mon père et son frère – qui est décédé dans un accident de voiture alors qu’il n’était encore qu’élève à l’école primaire-, ont été élevés par leur mère. Leur père était alcoolique, les battait tous deux ainsi que son épouse, avant de tous les abandonner. Mon père a toujours dû se démener pour survivre, quelques soient les circonstances que lui réservât la vie. A force de travail, il obtint une bourse d’études à l’Université de médecine de Louhansk, l’un des meilleurs établissements d’enseignement médical du pays.

Ma mère, elle, n’avait rien quand elle l’a épousé. Sinon un tapis, que ses parents avaient trouvé judicieux de lui offrir comme cadeau de mariage. Une bonne idée, selon eux… Elle n’avait ni appartement, ni voiture, ni rien d’autre qui aurait pu l’aider à mener une vie normale et indépendante. Lorsqu’elle épousa mon père, elle approchait la fin de la vingtaine – un âge auquel, en l’absence de bague au doigt, l’on vous collait déjà ici l’étiquette de vieille fille. Lorsqu’elle m’eut, elle avait 30 ans. Un âge, là aussi, jugé très tardif.

Moi, j’ai failli ne pas voir le jour, les choses s’étant compliquées pendant le travail. Ma présence, ma survie, ma vie, je ne la dois principalement qu’à un gynécologue très talentueux. Quelques temps en arrière, j’ai demandé à ma mère pourquoi elle n’avait pas fait de demande de bourse universitaire pour s’engager dans une carrière renommée. Elle m’a répondu qu’elle ne pensait pas être assez intelligente. Rien d’étonnant à cela: comment pourriez-vous croire en vous-même quand personne ne dit croire en vous?

Sens de la justice

Ma famille était pauvre. Vraiment pauvre. Ne vous méprenez pas: nous vivions dans l’appartement de mon père, nous avions de la nourriture et des vêtements, et même quelques personnes bienveillantes autour de nous. Nous avions un téléviseur et un lecteur de cassettes audio. Pour regarder un film ou pour jouer à la console, il me fallait néanmoins me rendre chez de soi-disant amis pour qui posséder un lecteur vidéo ou une Play station n’avait rien d’anormal. Attention : je ne me plains pas. Mes parents ont toujours veillé à ce que je sois heureuse et en bonne santé. Ils étaient tout simplement bien trop honnêtes pour «faire de l’argent»…

J’étais le plus jeune enfant de mon quartier. Personne ne m’aimait parce que j’étais considérée comme trop sérieuse et que je me comportais comme une adulte. Une fois, quand les autres enfants ne voulurent pas jouer avec moi, j’ai dit à une adolescente qu’elle était «sans cœur». Devant tant d’audace de ma part, tous se mirent à rirent de bon cœur – ce qui tendait à prouver qu’il en avaient au moins un. Autre souvenir: alors que je n’avais que 4 ans, des enfants plus âgés dirent à mon père que j’avais perdu leur argent au cours d’un jeu quelconque et que je devais les rembourser. Mon père ne m’a jamais punie et leur a donné l’argent. Parfois, je me dis que c’est étrange qu’il les ait crûs, eux et pas moi. Ces enfants avaient chez eux des ordinateurs et des chambres fraîchement rénovées. Mais cela ne les a pas empêchés de mentir et de prendre l’argent que mon père gagnait difficilement en sauvant des vies. De cette époque me reste un sourire triste, mais surtout un sens de la justice qui n’a cessé de m’accompagner bien que cela puisse parfois encore me valoir quelques intimidations. Mais là n’est pas le sujet.

La guerre, ici, a débuté bien avant son officialisation

Cette rapide introduction n’avait pour autre objectif que de vous permettre de comprendre mon milieu social d’origine et la précarité dans laquelle nous avons vécu, ma famille et moi. De vous permettre d’avoir un aperçu de la société dans laquelle nous vivions : cruelle et divisée. A quel point le manque d’éducation influençait le développement communautaire, à quel point la drogue tuait les adolescents et ruinait les familles. Cette société était celle dans laquelle je me suis construite, enfant. Cette société est celle du Donbass; sans identité, sans avenir. En y songeant, cela m’a récemment sauté aux yeux: la guerre, ici, a débuté bien avant son officialisation. Quelqu’un, un jour, a dit qu’il fallait détruire le système d’éducation pour détruire l’humanité. C’est vrai et les Ukrainiens l’ont appris à leurs dépens. Une personne qui n’est pas assez instruite est très facile à manipuler. Elle fait confiance à la propagande et aux fausses nouvelles, elle fait confiance à son ennemi, qui porte le masque d’un saint pacificateur.

Les écoles du Donbass sont à la source de thrillers ou de comédies dramatiques hollywoodiennes. Les programmes scolaires y étaient conduits en russe; par des professeurs d’ukrainien incapables de construire la moindre phrase dans notre langue officielle d’État. Par des enseignants qui ont obtenu leur diplôme en URSS avec la spécialité «langue russe». Par des professeurs qui peuvent encore à loisir vous prendre par les cheveux et vous tourner la tête au seul motif que vous avez parlé à votre camarade de classe pendant le cour. Par des enseignants, si instables mentalement, qu’il n’est pas rare de les voir frapper des élèves si ceux-ci se comportent mal pendant les cours.

Du côté des enfants, j’ai également vu nombre de choses: certains qui ont commencé à avoir des relations sexuelles en 7e année, vers 12-13 ans; des filles qui, faute d’éducation sexuelle, sont tombées enceinte dès leur adolescence; des enfants d’alcooliques, devenus toxicomanes. Dans mon école, la «#54», où j’ai survécu 9 années, certains enfants ne venaient que pour une seule raison: attendre la récréation, ce moment où ils peuvent aller dans la cour, pour fumer, embrasser un adulte, ou pour se battre.

La littérature que nous étudions était traduite en russe ou écrite par des Russes. Pouchkine était considéré comme un génie tandis que la littérature ukrainienne était niée. Au moment de l’Évaluation externe indépendante, je n’aurais rien su de la littérature ukrainienne et de l’histoire de l’Ukraine si je n’avais eu des tuteurs.

A cette époque, où je tentais de survivre à l’école du Donbass, j’ai découvert «Okean Elzy», un groupe de musique rock ukrainien. La première fois que je l’ai entendu, ce devait être pendant la Révolution Orange. Cette découverte a changé toutes mes perceptions et je me suis tournée vers l’esprit rebelle de Kiev, que j’ai continué à suivre depuis. C’est ainsi que j’ai commencé à écrire des poèmes en ukrainien. Les gens me demandaient «mais comment t’est-il possible d’écrire et de parler parler si bien l’ukrainien, alors que tu es originaire du Donbass?». Je l’ai appris au travers de chansons ukrainiennes, découvertes sur le tard.

La nation la plus puissante au monde

Dans le Donbass, nous étions dangereusement proches de la Russie et de lignes ferroviaires abordables à l’instar de la ligne Louhansk – Moscou. Alors que les Ukrainiens de l’Ouest vont en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, à la recherche d’une vie meilleure, dans le Donbass, votre échappatoire le plus accessible est la Russie. C’est le choix qu’a fait ma demi-soeur aînée. Quand j’avais 6 ans, elle est tombée enceinte, s’est fait avorter parce que son petit ami était un junky, et est allée à Moscou pour y vendre des vêtements afin de gagner de l’argent. Quelques temps plus tard, elle est revenue nous rendre visite. Il est difficile de dire ce qui avait changé le plus chez elle : sa prononciation ou sa perception de la «fraternité» entre la Russie et l’Ukraine. De là où je viens, on nous a toujours expliqué que, Ukrainiens et Russes, nous étions «frères». Et pourtant, lorsque ma demi-soeur est revenue ici, elle ne comprenait pas un mot d’ukrainien. Elle prenait cela même avec un certain amusement mais quelque chose n’allait pas. Si nous sommes «les frères» que l’ont dit et que nos langues se ressemblent, alors pourquoi comprenons-nous les Russes alors qu’eux ne nous comprennent pas? Ça m’a rendue dingue. A cette époque, je ne savais pas encore précisément ce qu’était la propagande, mais j’avais déjà l’impression qu’elle fonctionnait. La Russie créait le sentiment, fort, qu’elle était la nation la plus puissante au monde. Et cela avait fonctionné comme un charme avec ma sœur. Alors qu’elle vendait des vêtements au marché en plein air, par tout temps, même au plus fort de la rigueur hivernale, alors que ses doigts et ses orteils peinaient à se mouvoir dans le froid, elle continuait toujours à croire que la Russie était la meilleure réponse à ses prières.

L’illusion que Moscou apporte la paix

La même chose se produit encore au Donbass: la Russie tue des soldats ukrainiens, des civils, détruit des maisons. Mais elle apporte dans le même temps une aide humanitaire, donne la citoyenneté russe pour créer l’illusion qu’elle apporte aussi la paix, qu’elle veut protéger les gens. La télévision, la radio et d’autres médias y répètent que les gens du Donbass ont des «âmes russes». Non, ce à quoi ils ont eu droit et ont droit est ni plus ni moins qu’un lavage de cerveau.

L’indépendance, je pense que j’ai appris ce que c’était au cours de mes premières années d’existence. Je ne me tromperais pas en disant que la première chose que mes petits doigts boudinés de bébé ont attrapé n’était pas le doigt ou la main d’une personne mais bien plus sûrement un tournevis. Sans doute dans l’un de ces bâtiments soviétiques imprégnés d’une forte odeur de cigarette où travaillaient mes parents. Dire que les pauvres n’ont pas de nourrices et que leurs enfants les suivent en conséquence dans tous les aspects de leur vie, à commencer par leur travail, serait ici superflus. Mais ce souvenir n’est pas sans effet positif: ce faisant, je peux me targuer, plusieurs années après, de savoir manier un marteau, de savoir réparer des robinets d’eau, et même faire des rénovations. Mais revenons à nos affaires.

Après avoir regardé en boucle les informations télévisées sur la Révolution Orange et passé des heures à écouter des chansons ukrainiennes, la seule chose que vous puisiez faire est de vous battre pour vous assurer un brillant avenir. Pour faire court, c’est dans cette optique que je suis venue à Kiev, en juillet 2009, pour postuler à la l’Université nationale Taras Shevchenko, spécialité «6.030301 Journalisme». Le romantisme de la jeunesse fait des miracles: s’imaginer qu’écrire pour un quotidien peut faire une différence en est un. Sauf, peut-être, en Ukraine. Lorsque vous comprenez enfin qu’écrire sur les pandas alors que la guerre sévit dans votre pays ne répond pas à votre aspiration initiale, deux seules options s’offrent à vous: changer de profession, ou vous consacrer à la recherche et à l’enseignement. Mon choix fut le second, avec cette idée en tête de ne jamais tourner le dos à une alternative avant même de l’avoir éprouvée.

La guerre avec la Russie a débuté en 2014, pendant ma première année de Master. La première chose que nous avons perdue était notre connexion mobile. Parfois, il vous était simplement impossible de joindre votre famille pendant des semaines ou des mois durant. L’angoisse vous prenait sans que vous ne puissiez la combattre. Tirs de missiles, cadavres, mensonges, trains annulés, ponts détruits faisaient partie de mon quotidien.

Me rendre sur la ligne de front

Ma mère n’ayant pas de connexion mobile depuis des semaines, et ne pouvant dès lors pas la joindre pour prendre de ses nouvelles, je pris la décision de me rendre sur la ligne de front. De la retrouver et de la rapatrier vers Kiev. En 2014, elle avait 52 ans et refusait d’aller où que ce soit, encouragée qu’elle était par son entourage. « Reste. Katya a besoin d’avoir sa propre vie ». Sans doute ces gens mettraient-ils leurs parents dans des maisons de retraite, dès que leur âge avançant, ils leur deviendraient trop encombrants. A titre personnel, je ne pouvais me résoudre à abandonner ma mère. Il m’aura fallu en tout six mois pour qu’elle accepte de me rejoindre à Kiev. Mes parents étaient divorcés depuis longtemps à ce moment-là, et elle sortait avec un homme. Elle n’avait pas de travail que l’on pourrait qualifier de «normal», et n’avait pas davantage accès à une nourriture saine et abondante. Lorsqu’elle est venue à Kiev, l’un des premiers souvenirs que j’en est est ce moment où je l’ai emmenée dans un hypermarché. Loin de ressembler aux rayonnages que l’on pourrait trouver au Donbass, ceux-ci s’apparentaient à s’y méprendre à une sorte d’île au trésor. Elle voulait tout, mais tout!

«ssykuny»

Avant que les milices pro-russes ne posent pied à l’Université nationale des relations internes Eduard Didorenko de Louhansk, ma mère, qui y occupait un poste d’archiviste gagnait suffisamment d’argent pour vivre. Elle avait aussi son propre jardin où poussaient des pommes de terre, des concombres, des tomates, des choux, des courgettes, des pommes, des prunes, des noisettes, etc. Une fois les milices arrivées à la tête de la ville, la situation changea brusquement. Ce souvenir est encore vivace chez ma mère, qui se souvient parfaitement de la manière dont les miliciens rassemblaient tout un chacun sur le terrain de parade avant de pointer leurs armes sur eux. Le personnel de l’Université: ils lui ont dit qu’il était «suspendu» parce que, «dorénavant, l’Université serait la base de la République populaire de Louhansk». Cela rend encore ma mère furieuse. Les gens ayant rejoint ces milices, elle les appelle «ssykuny», un mot qui en ukrainien désigne des personnes lâches, peureuses de tout, dotées d’une absence caractérisée de vécu et d’expérience de vie. Comment un jeune homme peut-il pointer son arme sur des femmes de 40, 50 ou 60 ans? Pourquoi le fait-il? Qui l’a laissé faire, autorisé à le faire? Qui a engendré, fabriqué cet homme? Qui l’a payé? Ma mère ne comprends toujours pas.

Salaire versé en rouble russe

À cette époque, après les référendums de 2014 en Crimée puis à Donetsk, la chaîne de supermarchés «ATB» a été rebaptisé «People’s Shop». Une ironie dans la mesure où, bien que leur appartenant eu égard à la nouvelle appellation, les gens devaient continuer à payer. Pendant un certain temps, ma mère a dû y travailler pour gagner de l’argent. Mais, surtout, son salaire lui était désormais versé en rouble russe. Pas à pas, la Russie se mit à contrôler ces territoires ukrainiens… et les contrôle encore. En février 2015, ma mère craqua littéralement. Ne pouvant plus supporter ces changements qu’elle avait eu peine à voir venir, elle emballa les affaires qui lui paraissaient les plus nécessaires, donna la clé de notre petite maison à l’homme avec qui elle sortait, fit éditer un passeport vaccinal pour notre chat Léopold dont elle avait toujours juré qu’elle ne se séparerait pas, et, celui-ci sous le bras, quitta Louhansk un mois plus tard pour Kiev, au 1er du mois de mars exactement.

Je n’ai prévenu personne de la venue de Maman. Même l’amie, qui vivait avec moi, n’avait pas été mise dans la confidence et n’avait que modérément apprécié se voir imposer une situation à laquelle elle était étrangère. J’avais alors eu peur d’en parler à qui que ce soit, de crainte de faire échouer sa venue. Au moment où ma mère prit la décision de fuir le Donbass, la guerre entre séparatistes pro-russes et loyalistes battait son plein. Traverser l’Ukraine d’Est en Ouest en train, en suivant la ligne Luhansk-Kiev aurait été la solution la plus adaptée. Mais rendue impossible par le conflit. Seul autre moyen de fuir: traverser la frontière avec la Russie, se rendre à Belgrade, y rester plusieurs heures, puis entrer de nouveau en Ukraine via un vol low cost à destination de Kharkiv. Le voyage a duré 36 heures et coûté environ 1000 UAH contre 120 UAH (environ 33 et 4 euros à l’époque) en temps et trajet normal. A l’arrivée de ma mère, nous avons eu une conversation avec mon amie et colocataire. Je lui ai soumis trois options, afin d’aplanir nos différents. la première: nous partons, ma mère et moi, et elle reste dans l’appartement. La seconde: elle part et nous restons. La troisième: nous nous mettons tous trois en quête d’un nouvel appartement – un deux pièces – où loger ensemble. Aucune de ces solutions ne sembla véritablement lui convenir. Je ne la blâme pas. Mais, au regard des raisons qui avaient poussé ma mère à quitter son lieu de résidence et qui lui enjoignaient de recommencer sa vie à 52 ans avec Léopold pour seul compagnon restant, au moins aurait-elle pu chercher à être plus aimable avec elle. Notre aventure commune se finit finalement en dispute et mon amie partit le mois suivant, sans jamais nous reparler depuis. Reste que je lui serai toujours reconnaissante de m’avoir encouragée et de m’avoir aidée financièrement quand j’en avais le plus besoin.

Après cet épisode qui me valut de perdre une amie, débuta une autre période tout autant «savoureuse». J’étudiais dans deux universités à l’aide d’une bourse de 700 UAH (environ 28 euros à l’époque), pour couvrir une petite partie des frais semestriels de 5000 UAH (environ 200 euros à l’époque). Sans emploi, il m’incombait encore de payer 3000 UAH (environ 120 euros à l’époque) de loyer et environ 1500 UAH (environ 60 euros à l’époque) de charges fixes. Mon petit ami, qui ne voulait pas sortir avec une fille pauvre qui vivait encore avec sa mère, me quitta; mes amis, de même, avec ce motif supplémentaire que j’étais végétalienne. En mai 2015, alors que je devais déposer et soutenir mon mémoire de master, je ne réussis pas à venir à bout de sa rédaction. Enfin, il me fallait constamment remonter le moral de ma mère.

Brisée psychologiquement

Les premiers mois furent infernaux. Personne ne voulait l’embaucher. Elle était déçue, triste et parfois même en pleurs et en arriva au point de songer retourner à Louhansk. Tous les employeurs recherchaient du personnel de 35 ans au plus. Une compagnie d’assurance – Ukrainian Archive Company -, où ma mère avait postulé comme archiviste, lui répondit le plus simplement du monde qu’en raison d’un âge trop élevé elle ne pouvait lui proposer plus que 1500 UAH mensuels (environ 64 euros à l’époque). Ma mère s’effondra en larmes. Voir à quel point avait été intégré ce discours hérité de l’Union soviétique qui affirmait que la vie professionnelle s’arrêtait à 40 ans était particulièrement douloureux. Ma mère répétait alors qu’elle ne faisait que créer des problèmes et que cela avait été une erreur de venir à Kiev parce que personne n’avait besoin d’elle ici. Elle avait tort, bien sûr. J’avais besoin d’elle. Et je ne pouvais accepter l’idée qu’elle se cache à nouveau dans les sous-sols de Louhansk.

La première chose que nous avons fait pour tenter d’inverser le cours de chose fut de nous rendre à l’enregistrement des déplacements internes. Etre reconnu comme personne déplacée à l’intérieur du pays était nécessaire à l’obtention d’une aide financière du gouvernement. Le montant mensuel auquel ma mère pouvait prétendre était de 432 UAH (environ 18 euros à l’époque), ce qui avait quelque chose de presque hilarant. Mais nous réalisâmes rapidement que cette somme ne pouvait être versée qu’aux personnes pouvant attester d’un emploi. Si vous ne pouviez disposer d’un tel statut dans les 6 mois, ce montant était abaissé à 239 UAH (environ 10 euros à l’époque), avant d’être tout simplement retiré en cas de non avancée de votre situation. Tous les six mois, la procédure reprenait inlassablement: vous deviez vous inscrire de nouveau et fournir le document confirmant votre emploi. Au début, nous nous sommes inscrites, mais, après un an, nous avons fait le choix de couper tout lien avec les services sociaux. A quoi bon s’infliger une telle procédure: 400 UAH permettait à peine de financer deux passages au supermarché en 2016; et était bien insuffisant pour nourrir une famille, même réduite à une mère, une fille et leur chat.

Deux mois après l’arrivée de ma mère, j’étais tellement épuisée et brisée psychologiquement que je suis tombée malade et ai perdu ma voix une semaine durant. Personne ne le voit, mais la guerre laisse à jamais une cicatrice sur votre cœur et une douleur dans vos yeux. Ma mère a perdu espoir. Nous nous sommes endettées de plus en plus profondément et avons dû mettre en gage tout l’or que nous possédions – boucles d’oreilles, colliers, bagues. En mai 2015, j’ai finalement obtenu le poste d’Assistant Teacher à la British International School. Mon salaire nous permit de verser chaque mois de l’argent à notre prêteur sur gages. Mais maman perdit une nouvelle fois son emploi et avec lui tous les bijoux que nous avions gagés. Au même moment, mon directeur scientifique m’appelait presque tous les jours et me permit de finaliser mon mémoire de maîtrise en deux semaines. Il ne savait pas ce que je traversais mais, malgré cela, a réussi à me sauver.

Familles divisées

Point positif: en dépit des circonstances, nous parvinrent à garder Léopold vivant et heureux. Avez-vous déjà traversé des moments dans votre vie, où votre situation financière vous poussait à choisir qui de votre chat ou de vous pourrait aujourd’hui manger? Où votre choix budgétaire se limitait à l’achat d’un sac de nourriture pour lui ou une miche de pain pour vous…

Finalement, ma mère finit par retrouver un emploi, dans une chaîne de supermarchés. Cela changea notre quotidien. Nous pouvions payer un loyer et manger correctement. Mais l’éclaircie ne dura qu’un temps: Léopold décéda le 25 septembre 2021, à l’âge de 11 ans. Il était le seul rayon de soleil qui nous rappelait la vie à Louhansk. Ce chat était un membre de la famille, d’une histoire que nous avons vécue ensemble jusqu’à Kiev. Mais un bien n’étant jamais loin d’un mal, le 16 octobre 2021, un nouveau chaton me trouva dans la forêt. Nous sommes riches maintenant; nous avons le petit Lucky maintenant. La seule chose qu’il nous reste à espérer est qu’un jour je puisse dire à ma mère: «Regarde! C’est notre maison. La nôtre!». Et que, cerise sur le gâteau, je puisse lui acheter des boucles d’oreilles en or pour lui rendre une part de ce qu’elle a perdu. Mais il serait néanmoins malhonnête d’imaginer qu’avec l’arrivée de Lucky dans notre vie, nous formons à nouveau une famille au sens strict du terme. La guerre a malheureusement séparé la nôtre. L’originelle. Celle que nous formions à Louhansk. La guerre nous a divisé en deux camps. L’un, victime d’un lavage de cerveau du fait de la propagande russe, l’autre ayant pris fait et cause pour les autorités ukrainiennes. Quand ma mère est venue à Kiev, je l’ai emmenée dans les Carpates, dans la région d’Ivano-Frankivsk. Elle avait tellement peur. Peu de ce que lui en avaient dit les autorités pro-russes, à savoir que les Ukrainiens de l’Ouest de l’Ukraine tuaient les russophones. Quelle ne fut pas sa surprise quand, alors qu’elle se tenta à parler russe lors de ce séjour, elle découvrit que les gens adoptaient une posture amicale et polie avec elle. C’était la première fois qu’elle réalisa à quel point la Russie leur avait menti, à elle et aux autres habitants de Louhansk.

Mon père, lui, qui s’est marié pour la quatrième fois, continue de penser que la Russie sauve des vies et que l’Ukraine tue son propre peuple. Je ne le blâme pas. Il a toujours été facile à manipuler. Sa mère, elle-même, l’a manipulé jusqu’à son dernier souffle. Pas étonnant qu’il fasse confiance à la télévision russe. Mais il est toujours mon père. Peu importe ce qu’il pense, je continuerai à communiquer avec lui quoi qu’il arrive. Accepter de perdre ma famille à cause d’un nain en colère aux ambitions impérialistes malsaines serait vraiment absurde. A bien y réfléchir, ce n’est en fait pas tant le niveau d’éducation qui vous fait croire à de fausses nouvelles. C’est le niveau de confiance que vous avez envers l’humanité en général. Mais il est clair que vous ne devriez pas croire quelqu’un qui dit que vous êtes frères et qui vous tire ensuite une balle dans le cœur.

Leçons d’un retour en territoire occupé

En 2019, ma mère et moi sommes retournées en territoire occupé pour récupérer quelques affaires – des livres, des photos – et, après toutes ces années – enfin rendre visite à notre famille pour les vacances de Pâques. Les routes avaient été placées sous l’inspection de la Direction principale de la sécurité routière du Ministère de l’Intérieur russe. La monnaie en circulation était le rouble russe. Les gens, de ce que nous en avons été témoins, avaient été obligés de changer leurs plaques d’immatriculation pour s’assurer qu’ils ne pouvaient pas quitter la «République» par la route. Les enfants âgés de 14 ans se voient désormais remettre un passeport de la «République populaire de Louhansk», reconnue par un seul pays – la Russie – et ne leur permettant de fait pas de se rendre au-delà. L’enseignement ne se faisait désormais qu’en russe. L’ukrainien n’était plus qu’une matière facultative. L’histoire de l’Ukraine était réécrite par la Russie. Certes, quelques jeunes échappent encore en partie à cet enfer dépourvu d’avenir en s’inscrivant dans des universités ukrainiennes par le biais des centres éducatifs spéciaux «Crimée-Ukraine» et «Donbass-Ukraine». Mais, en réalité, la propagande russe est si forte dans ces deux régions qu’il est quasiment impossible de l’arrêter, même si nous nous devons d’essayer.

Non loin de ma maison natale, était une voie ferrée qui était utilisée pour transporter du charbon, depuis la mine «Luhanske». Aujourd’hui, la guerre a en partie détruit notre maison; les rails de mon enfance – ou ce qu’il en reste – ont été recouverts d’herbes folles, qui dissimulent et effacent désormais leurs courbes d’antan. Il est si difficile de trouver le chemin du retour lorsque les chemins sont cachés. Peut-être qu’un jour nos cœurs nous montreront comment reconquérir ce que nous avions.

Kateryna Sokolova est Assistant Professeur à l’Institut de journalisme Taras Shevchenko, membre du Think Tank citoyen Neweuropeans / Première publication en anglais sur Neweuropeans / Photo: DR

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