Alain Lamassoure: «L’Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe peut être un bon 'rappel vaccinal' contre la guerre»

Il y a 25 ans, je pensais alors que le récit d’une histoire commune renforcerait l’appartenance européenne. Aujourd’hui j’estime que cette approche est sympathique mais erronée

Député au Parlement européen pendant 20 ans, le Français Alain Lamassoure a «raccroché» en 2019. Il est aujourd’hui président de l’«Observatoire de l’enseignement de l’histoire de l’Europe ». Créé en 2020 au sein du Conseil de l’Europe qui, à la différence de l’Union européenne, rassemble non pas 27 mais 47 États membres, cette plate-forme inédite veut dresser un état des lieux et secouer les opinions publiques pour qu’elles incitent à des débats où chacun s’intéresse à «ce qui s’enseigne dans les salles de classes des pays voisins». Le but: «rendre compatibles les récits du passé».

Comment est née l’idée de cet Observatoire?

Dans ma carrière politique, que ce soit en tant que député européen, ministre français des affaires européennes ou élu du Pays Basque, je n’ai cessé de rencontrer des interlocuteurs avec lesquels il était difficile d’échanger car nous n’avions pas la même mémoire nationale du passé. Il m’est alors apparu que nous aurions intérêt à mieux connaître ce qui s’enseigne dans les classes d’histoire des uns et des autres. D’où l’idée de créer un «Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe». La fin de ma carrière politique coïncidant avec le début de la présidence française du Comité des ministres du Conseil de l’Europe au deuxième semestre 2019, j’ai soumis cette idée aux équipes du président Macron qui l’a trouvée bonne et l’a intégrée au programme de la présidence. Les négociations ont pu être lancées en visio-conférences, pandémie oblige! Fin 2020, sous présidence grecque, les statuts de l’Observatoire ont été approuvés par les 47 États membres du Conseil de l’Europe au sein desquels se retrouvent les 27 de l’Union européenne.

Comment se structure cet Observatoire? Quels sont ses objectifs?

Il est constitué d’une part d’un comité directeur où siègent les représentants des 17 pays fondateurs* qui nous ont rejoints dès le départ et, d’autre part, d’un comité scientifique constitué de 11 personnalités recrutées pour leur indépendance et leurs compétences professionnelles dans des domaines tels que l’enseignement ou la recherche. Son objectif est de constituer un réseau d’experts afin de faire la photographie la plus exacte possible de l’enseignement de l’histoire en Europe tant au niveau du primaire que du secondaire. Les pays fondateurs seront concernés dans un premier temps mais, à terme, nous espérons couvrir les 47 États membres du Conseil de l’Europe.

Avec quelle finalité?

Savoir ce qui se passe dans les pays voisins, s’en inspirer, tirer les leçons des échecs, discuter, engager le débat. Notre ambition est à la fois précise et très modeste: dresser un état des lieux sous l’égide d’un conseil scientifique à l’indépendance irréfutable. Faire la photographie complète, exacte et incontestable de l’enseignement de l’histoire en Europe de manière à ce qu’ensuite tous les commentaires et les débats soient engagés sur des bases identiques. Nous publierons notre tableau comparatif en 2023 avant de lancer les échanges au sein des académies de sciences humaines, des réseaux d’enseignants et d’universités, des ONG, des médias, des parlements nationaux et européens. L’idée est d’offrir aux responsables de l’éducation les moyens de connaître les systèmes des pays voisins pour tirer parti des réussites des autres et, en même temps, de mobiliser les opinions publiques afin d’améliorer l’enseignement de l’histoire en Europe. Préalablement à cela, pour tester notre méthode de travail, nous prévoyons de publier dès 2022 une première «photo» sur un sujet modeste: le traitement des pandémies et des catastrophes nationales dans les manuels d’histoire européens.

Quels seront les éléments qui figureront dans ces «photos»?

Les programmes: qui les élabore? Quels en sont les contenus? Se limitent-ils à l’histoire du pays, de la région ou bien intègrent-ils un contexte géographique plus vaste comme le préconisait une Convention du Conseil de l’Europe dès 1954? La place de l’histoire dans les programmes: quels sont les horaires hebdomadaires? S’agit-il d’une matière obligatoire ou optionnelle? Les enseignants: comment sont-ils recrutés? Quel est leur statut? Enseignent-ils exclusivement l’histoire? Les manuels: quelle est leur liberté éditoriale? Sont-ils sélectionnés par l’enseignant ou par l’établissement? Doivent-ils être labellisés? Ces exemples relèvent de données objectives et accessibles mais nous voulons aussi avoir quelques éclairages sur ce qui se passe dans les salles de classe. Entre le programme théorique et ce que l’enseignant a le temps et les moyens de transmettre en fonction du niveau de la classe ou de l’histoire personnelle des élèves, la différence peut être énorme. Des sujets peuvent même être controversés au point d’aboutir à des tragédies comme nous le rappelle le martyre de Samuel Paty en France. Il est important de comparer les réponses apportées par les pays qui rencontrent ces difficultés.

La liste des pays fondateurs laisse perplexe… Elle compte la Russie et la Turquie mais pas l’Allemagne ou la Belgique, par exemple. Comment l’expliquez-vous?

Effectivement, sur les 17 pays fondateurs, 8 seulement sont membres de l’Union européenne alors que je m’imaginais que la totalité des 27 nous rejoindraient d’emblée et que ce serait plus complexe avec la partie Est du continent. Ça a été le contraire. Les premiers à dire oui ont été la Russie et la Turquie qui a été rejointe par l’Arménie alors même que ces deux pays se faisaient indirectement la guerre au Nagorny-Karabakh. Je ne suis pas naïf, je sais qu’il y a des doubles jeux mais je trouve aussi cela très révélateur du besoin que ressentent beaucoup de pays du centre et de l’Est du continent de parvenir à se parler pour arriver à une réconciliation des mémoires. Leur participation active et positive témoigne d’une vraie volonté politique. Quant aux pays membres de l’Union européenne, ils ont peut-être l’impression de ne plus avoir besoin de réconciliation… En ce qui concerne la Belgique, je souhaite ardemment qu’elle nous rejoigne. Sa structure particulièrement fédérale peut être un élément de complication comme c’est le cas pour l’Allemagne où, en matière d’enseignement, l’accord des 16 Länder et du ministère fédéral des affaires étrangères est requis. Pour convaincre ces 17 interlocuteurs sur l’importance de ce projet, modeste mais innovant et hypersensible dans ce pays, il faut que je les rencontre tous, ce que la pandémie a fortement retardé.

Vous dites qu’au sein de l’Union européenne le besoin de réconciliation s’étiole, les discours nationalistes y font pourtant de plus en plus florès… Cela vous inquiète-t-il?

Ce qui me frappe c’est que, jusqu’à présent en tout cas, on ne voit pas réapparaître de nationalisme anti-étatique même si la tentation est forte. En Pologne par exemple, des caricatures assimilant Angela Merkel et son successeur Olaf scholz avec Hitler sont apparues mais elles n’entraînent pas de germanophobie généralisée. Par contre, je me pose une très grande question sur la résurgence de partis nationalistes qui expriment une haine raciste. Celle-ci ne se manifeste pas par rapport aux pays voisins mais trouve son bouc émissaire dans l’Autre avec un grand «A», l’étranger en situation irrégulière ou pas, le juif, le musulman, le Rom etc. Dans les pays continentaux, les boucs émissaires sont généralement des non Européens mais il faut noter que la campagne du Brexit – fondamentalement plus raciste qu’anti-européenne – a pris pour cible non pas les Pakistanais musulmans mais les Polonais, voire même les «Polonais papistes» comme l’avait laissé échapper Boris Johnson dans une envolée aux accents cromwelliens. Je crains qu’une fois lâchés, les chiens de la haine ne se retournent contre les pays voisins. Le miracle de la construction européenne nous a vaccinés contre la guerre mais, comme pour le Covid, il nous faut des rappels. L’enseignement de l’histoire peut être un bon rappel si nous voulons rester immunisés.

Iriez-vous jusqu’à envisager une histoire de l’Europe?

Pour être totalement sincère, c’est une tentation que j’ai eue lorsque j’étais ministre des affaires européennes il y a 25 ans. Je pensais alors que le récit d’une histoire commune renforcerait l’appartenance européenne. Aujourd’hui j’estime que cette approche est sympathique mais erronée. Il faut que l’enseignement de l’histoire reste une compétence nationale. D’une part parce que chaque pays doit rester maître de ce qu’il transmet aux jeunes générations, d’autre part parce que, psychologiquement, chacun a besoin de connaître ses racines et ses ancêtres tout comme il a besoin d’en être fier. La bonne approche, à mon avis, est que l’enseignement de ces récits nationaux soient «eurocompatibles» c’est-à-dire qu’ils restent à l’écoute de ceux des pays voisins et s’inscrivent dans une «multiperspectivité», un mot cher au Conseil de l’Europe, que je trouve phonétiquement horrible mais qui est pertinent.

J’ai compris cela au début de ma réflexion sur l’Observatoire, en rencontrant les historiens français et allemands qui ont rédigé un «Manuel franco-allemand d’histoire contemporaine», il y a une quinzaine d’années. Lorsque je leur ai demandé quel avait été l’événement le plus difficile à évoquer, tous m’ont répondu le 11 novembre 1918. Jour de gloire pour les Français, il marque pour les Allemands le début d’un immense malaise national qui conduira à l’échec de la République de Weimar et à l’avènement d’Hitler. Difficile, dans ce contexte, d’avoir un même texte pour les élèves français et allemands… J’ai compris qu’un récit commun n’était pas la bonne solution. Il faut élargir la perspective en écoutant le récit des autres. Il faut aussi noter à propos de cette même date que si elle est fêtée en Pologne et en Roumanie, elle est jour de deuil historique en Hongrie car elle a conduit au Traité du Trianon qui privera ce pays de 2/3 de son territoire et de sa population.

Le 9 mai est un autre exemple de ces dates «impartageables» …

Effectivement, et nous ne le comprenons toujours pas en Europe de l’Ouest où – en hommage au premier discours fondateur de Robert Schuman – nous avons choisi cette date pour fêter l’Europe. Quand nos nouveaux partenaires d’Europe centrale et orientale nous ont rejoints en 2004, ils ont été partagés entre stupéfaction et indignation parce que, pour eux, le 9 mai 1945 est un des jours les plus tristes du XXe siècle. Cette date a été celle de la signature de l’armistice entre la Russie et ce qu’il restait du pouvoir allemand à Berlin. Ces pays sont passés alors de la domination hitlérienne à la domination stalinienne. Bonjour les dégâts… A ce jour, nous n’avons toujours pas compris leur impossibilité de célébrer cette journée. J’en reviens à la nécessité absolue de s’écouter les uns les autres.

Dans une interview au journal Ouest-France, vous avez confié qu’une des règles tacites au Parlement européen avait été de ne jamais parler du passé. Pourquoi?

Effectivement, je pense que jusqu’à ce que les pays d’Europe centrale et orientale nous rejoignent, il existait un 51e article non écrit dans le Traité européen: quand on met les pieds dans les institutions de l’Union, il faut cesser de parler du passé. Alors que les références historiques sont la trame des discours de politique intérieure, nous ne les utilisons pas au Parlement européen. Nous n’oublions pas l’histoire, mais nous la laissons aux historiens. Nous avons toujours respecté cette règle, sans qu’on nous l’ait formulée. Je n’ai assisté qu’à un seul incident. C’était en 2000, lors de l’annonce d’une coalition entre le parti conservateur autrichien ÖVP de Wolgang Schüssel et le parti d’extrême droite «Alliance pour la liberté», dirigé par Jörg Haider. L’affaire a suscité un énorme débat au sein de mon groupe, le Parti Populaire européen dont était membre Schüssel. Les Allemands et les Anglais plaidaient pour le «wait and see», les Français étaient beaucoup plus critiques… Dans le feu de la discussion, un de mes collègues français a dit au chef de la délégation allemande du CDU: «Vous évidemment, un régime autoritaire ça ne vous fait pas peur!». Le tollé a été général et immédiat, la séance a été interrompue jusqu’à la présentation d’excuses publiques et privées. Tant au Parlement européen qu’à la Commission, nous considérions que les fantômes du passé risquent de nous désunir alors que nous sommes là pour achever de les tuer afin de construire l’avenir. Quand sont arrivés les «nouveaux pays», ce que nous n’avons pas voulu comprendre parce que nous sommes paresseux et même parfois méprisants, c’est que pour des raisons historiques dont ils ne sont pas coupables, ces pays ont perdu 40 ans dans l’évolution de leurs nations. En les coupant du monde et de l’histoire, le communisme les a plongés dans une période d’hibernation. C’est ce qui explique notamment leur réaction quand on leur disait qu’un accord franco-allemand étant acquis, on pouvait avancer. Dans leur ADN, un accord franco-allemand ne pouvait se faire que contre eux, comme dans les années trente. Depuis, ils ont compris qu’un tel accord ne préjuge pas du résultat final. Il signifie seulement que les débats peuvent commencer.

La Pologne et la Hongrie continuent cependant à s’opposer aux valeurs portées par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe?

Ce sont deux nations millénaires qui ont traversé des tragédies qu’elles doivent «digérer». A l’Ouest, nous avons pu le faire dans les années 50/60, à l’intérieur du monde libre. Eux n’ont pu s’y atteler qu’après avoir stabilisé leur régime politique après 1991. Créer des institutions démocratiques, jeter les bases d’une culture mémorielle de nations devenues indépendantes dans une Europe où il s’agit d’organiser des relations pacifiques entre des voisins qui ont été ennemis héréditaires, c’est très compliqué à assimiler. Nous devons le comprendre mais eux aussi doivent le comprendre. L’Observatoire peut y contribuer tout comme il peut le faire pour des pays de l’Est non membres de l’Union européenne, je pense aux Balkans occidentaux qui manifestent leur besoin de rendre compatibles les récits du passé pour faciliter la coexistence. C’est une bonne surprise en ce qui me concerne.

*Pays fondateurs de l’Observatoire : Albanie, Andorre, Arménie, Chypre, Espagne, France, Géorgie, Grèce, Irlande, Luxembourg, Malte, Macédoine du Nord, Portugal, Fédération de Russie, Serbie, Slovénie, Turquie

Véronique Leblanc est, journaliste, correspondante à Strasbourg sur les questions européennes pour la Libre Belgique et l’Agence Europe. Photo: Alain Lamassoure. Photographe: Sandro Weltin – source: service presse du Conseil de l’Europe.

© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.