Ukraine: la longue quête vers les investissements européens

Prévu par la loi, des exemptions de taxes et de droits, la construction d’infrastructures aux frais de l’État et des budgets locaux, ainsi qu’une procédure simplifiée d’attribution des parcelles de terrain.

Pourtant, à ce jour, nul ne sait encore comment cet outil fonctionnera dans la pratique, mais l’agence d’État UkraineInvest a déjà reçu plus de 70 demandes de soutien de l’État.

Parmi ceux-ci, 26 projets d’une valeur totale de 1,9 milliard de dollars sont susceptibles d’être mis en œuvre.

Située directement aux frontières de l’UE, l’Ukraine reste une terra incognita pour les entreprises européennes. Attrayante pour les investisseurs pour sa capacité à générer des bénéfices élevés, son climat d’affaires reste parallèlement imprévisible en raison de nombreux facteurs de risque. Homme d’affaires ukrainien, Igor Ivanov décortique pour EuTalk les opportunités, écueils et réformes à encourager pour y favoriser les investissements européens.

Les avantages de l’Ukraine pour les investisseurs européens sont évidents et ne se résument pas uniquement à une proximité géographique avec l’UE: logistique bien établie, tant à l’intérieur du pays que vers les marchés étrangers, faibles coûts d’exploitation et des matières premières relativement bon marché, main-d’œuvre qualifiée peu coûteuse par rapport aux normes européennes – tous les Ukrainiens n’ayant pas migré en Pologne ou vers d’autres pays – en sont quelques exemples. De plus, le pays dispose de suffisamment de sites vacants susceptibles d’être repris ou aménagés afin d’y implanter des moyens de production.

Tout cela est vrai. Mais année après année, une autre réalité veut que les obstacles à l’investissement gagnent parallèlement du terrain face à ces avantages. Et le conflit militaire qui dure depuis plus de sept ans dans l’Est de l’Ukraine ne suffit à expliquer cette tendance qui tend à rafraîchir certaines velléités d’investissements. En tête de pont, pourraient être listés un manque de confiance envers le système judiciaire, une corruption endémique, un niveau élevé d’économie souterraine, une législation commerciale peu claire et la lenteur des réformes. Les investisseurs ne voient pas d’évolution importante dans ces domaines fondamentaux nécessaires à l’établissement d’un climat d’affaires favorable aux investissements. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que les responsables ukrainiens aient été choqués, voire scandalisés, par les propos de la Présidente estonienne Kersti Kaljulaid encourageant ses concitoyens à commercer avec l’Ukraine mais à ne pas à y investir, en raison de l’absence de réformes judiciaires jugées suffisantes dans ce pays. Le Président du Parlement Ukrainien (Verkhovna Rada) Dmytro Razumkov a lui-même récemment parlé de l’imperfection du système judiciaire en Ukraine. Selon lui, un investisseur qui vient en Ukraine n’a pas la certitude que, demain, il bénéficiera des mêmes droits et conditions, sans se plier à un régime socio-économique de corruption, que dans les pays européens.

Autre indicatif défavorable: celui lié à la pandémie de COVID-19. Certes, celle-ci n’a pas mois ou pas plus affecté le tissu économique local que l’ensemble de l’économie mondiale. Mais, en Ukraine, la situation est constamment ébranlée par des facteurs singuliers, fragilisant un peu plus encore notre situation: nombreuses innovations législatives imprévisibles, changements dans les conditions d’entrée des entreprises en Ukraine ou remaniements constants au sein du gouvernement. Tout cela n’aide pas à donner confiance aux entreprises pour l’avenir.

Les entreprises fonctionnent-elles dans des conditions égales en Ukraine?

Nous parlons ici d’éléments stratégiques, à commencer par la corruption ou du fonctionnement des tribunaux. Mais les entreprises sont également confrontées à de nombreux défis dans leur travail quotidien. Je pense tout particulièrement ici aux inspections effectuées par d’innombrables organismes ukrainiens de contrôle, des difficultés de coopération avec les autorités douanières et fiscales et de nombreuses autres «petites choses». A noter également la présence de nombreux services d’inspection dont les agents peinent à boucler les fins de mois, faute d’une rémunération suffisante. Alors qu’ils devraient permettre de renflouer les caisses de l’Etat au détriment des entreprises se mettant en marge de la légalité, ils grignotent en fait ce budget en alimentant un phénomène de corruption duquel ils tirent des profits exclusivement individuels. Comprendre : pour leur propre «poche». Les investisseurs étrangers ne sont pas les seuls à être confrontés à ce problème, les hommes d’affaires ukrainiens le sont tout autant. Dans ma pratique, je dois constamment relever de tels défis. Et si vous êtes un homme d’affaires a priori honnête, que vous payez soigneusement vos impôts et que vous ne versez pas les salaires dans une enveloppe (part, souvent principale, de salaire payée au noir en sus du salaire officiel déclaré), vos collègues vous regardent souvent comme un «mouton noir».

Les entreprises fonctionnent-elles dès lors dans des conditions égales et équitables? Sur le papier, la loi est ici la même pour tous, mais sa lecture et sa compréhension diffèrent selon les cas. Des hommes d’affaires s’y conforment scrupuleusement, mais d’autres essaient de la contourner dans leur propre intérêt pécuniaire. Pour échapper à la loi, la méthode est relativement simple: utiliser les services de fonctionnaires corrompus. Et, très souvent, ces agents participent aux bénéfices des entreprises qu’ils «patronnent». En même temps, les recettes budgétaires des hommes d’affaires légaux sont des centaines de fois supérieures à celles des personnes qui opèrent dans l’ombre. Ces derniers ne paient tout simplement pas d’impôts.

Le gouvernement doit motiver les entreprises honnêtes

Au cœur de cette difficulté, la mentalité ukrainienne n’est pas sans explication: certes, nous voulons rejoindre l’Europe, nous parlons des valeurs européennes, mais très souvent nous vivons avec les stéréotypes et les habitudes du passé. Le système lui-même y contribue. A titre d’exemple, mon activité principale tient au transfert de passagers en Ukraine. Avant la pandémie, je dépensais jusqu’à 1 million d’euros d’investissements dans la reconstruction de gares routières dans deux régions de l’Est du pays – Zaporizhzhya et Kherson. Mes collègues avaient alors l’habitude de me traiter de fou. Dans leur esprit, et de manière générale, les bénéfices réalisés par une entreprise devaient profiter à son dirigeant et non servir à l’amélioration de ladite compagnie. Un jour, j’espère, que cette mentalité s’inversera et que les entrepreneurs ukrainiens comprendront que l’argent gagné doit être investi dans le développement des entreprises, dans les nouvelles technologies et dans la formation du personnel. Mais le chemin reste, pour l’heure, encore long.

Mais l’évolution la plus importante à mener est encore ailleurs: l’État doit, d’une manière ou d’une autre, accorder des incitations à ceux qui réinvestissent dans les entreprises. Le gouvernement dispose de nombreux outils. J’ai déjà suggéré l’un d’entre eux à plusieurs reprises : un moratoire sur les inspections pour ceux qui travaillent conformément aux règles imposées. Le deuxième moyen consiste à abaisser la base imposable. La troisième méthode, à déterminer le montant que le gouvernement rendra à l’investisseur sous forme de crédits d’impôts pour qu’il le réinvestisse. Pour autant que je sache, c’est ainsi que cela se passe en Estonie.

De même, les hommes d’affaires qui versent légalement des salaires à leurs employés (et qui ne consentent pas au système de l’enveloppe, ndlr) doivent être encouragés. Il convient ici de privilégier les entreprises honnêtes et de prévoir des amendes élevées pour les contrevenants.

L’État doit également remplir les obligations qui lui incombent en vertu des lois qu’il a créées. Mon entreprise, pour prendre cet exemple, est tenue de transporter des catégories privilégiées de passagers – retraités, handicapés, anciens combattants. Et nous le faisons. Pas même en raison d’un risque d’amende, mais parce que nous sommes conscients que la société en a besoin. Selon une autre loi, nous avons droit à une compensation financière pour ce faire. Mais pour une raison quelconque, l’État ne la verse pas…

«Invest nannies» pour «invest babies»

Lorsque Vladimir Zelensky est devenu Président, les autorités ont émis des signaux clairs quant à leur volonté de modifier radicalement les conditions d’investissement en Ukraine. Deux ans en arrière, lors d’un Forum économique de grande envergure à Mariupol, à 30 km de la ligne de front, des promesses ont ainsi été faites afin de créer des «nounous» de l’investissement qui aideraient les grands investisseurs à surmonter la bureaucratie et à s’affranchir de la corruption. Les investisseurs ont été invités à participer aux privatisations et encouragés à investir dans les ports, les routes et autres infrastructures. Sur le plan législatif, cela n’a pris forme que le 10 février dernier, lorsque Volodymyr Zelenski a signé la loi n°1116-IX «Sur le soutien de l’État aux projets d’investissement comportant des investissements importants en Ukraine» offrant un soutien de l’État aux investisseurs pour des projets d’une valeur de 20 millions d’euros ou plus. Egalement prévu par la loi, des exemptions de taxes et de droits, la construction d’infrastructures aux frais de l’État et des budgets locaux, ainsi qu’une procédure simplifiée d’attribution des parcelles de terrain. Pourtant, à ce jour, nul ne sait encore comment cet outil fonctionnera dans la pratique, mais l’agence d’État UkraineInvest a déjà reçu plus de 70 demandes de soutien de l’État. Parmi ceux-ci, 26 projets d’une valeur totale de 1,9 milliard de dollars sont susceptibles d’être mis en œuvre. Parmi les candidats figurent des entreprises de Lituanie, de Suisse, du Mexique, de Chine, de Turquie, de Chypre, de Pologne, d’Irlande et d’Ukraine. Environ la moitié des projets proviennent d’Ukraine. Gageons que cet arsenal législatif contribuera à relancer l’activité d’investissement en Ukraine. Car pour construire un pays prospère, il importe que nous nous éloignions des slogans et des déclarations, et que nous commencions à respecter la loi et à apprendre à remplir nos obligations et engagements.

Igor Ivanov est entrepreneur ukrainien, président de l’association de transports Zaporozhoblautotrans, association des transports de la région de Zaporizhzhya / Photo: Igor Ivanov

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