Parlement européen - Une féminisation en trompe-l’œil (1/2): Des disparités selon les Etats et les groupes politiques

Le constat n’est pas aussi positif que ce que veulent le faire croire les instances dirigeantes du Parlement, d’autant plus que la féminisation croissante du PE ne signifie pas la fin de la domination masculine au sein de celui-ci.

(Par Victor Lepaux et Céline Monicolle) –

Le discours du Parlement européen, qui se réjouit d’être plus féminisé que les assemblées des États qui composent l’Union européenne tout en regrettant de ne pas être parvenu encore à la parité, est-t-il vraiment conforme à la réalité? Depuis l’Université de Strasbourg, deux chercheurs, Victor Lepaux et Céline Monicolle nuancent ce satisfecit institutionnel.

(Par Victor Lepaux et Céline Monicolle) – Le Parlement européen est davantage féminisé que la plupart des parlements nationaux. Pour autant, ce simple constat est à nuancer. En comparant les différentes délégations et les différents groupes politiques qui composent l’assemblée européenne, la chose est bien plus contrastée qu’il y paraît. Malgré des incitations législatives diverses, la féminisation du PE est une féminisation par défaut, qui s’explique surtout par la place accordée au mandat européen au sein des scènes politiques nationales. De plus, des formes de ségrégation horizontale (au sein des commissions) et verticale (au sein des groupes politiques) sont encore à l’œuvre, alors même que les femmes s’investissent davantage dans le travail parlementaire (au moins quantitativement au regard des indicateurs d’activité institutionnels).

Parmi les 747 députés européens élus en mai 2019, 301 sont des femmes. Passant de 16% à 40%, leur part au sein de l’hémicycle a plus que doublé depuis 1979, date de la première élection du Parlement européen (PE) au suffrage universel. Cette féminisation précoce et continue du PE s’inscrit dans un mouvement global à l’échelle européenne, mouvement qui concerne la plupart des parlements nationaux, mais dans lequel il fait figure d’«exception» et de bon élève. En effet, la part moyenne des femmes au sein des parlements nationaux des 28 États membres n’était que de 30% en octobre 2019 soit 10 points de moins qu’au PE. Ces bons résultats sont volontiers mis en scène par l’institution elle-même qui en revendique d’ailleurs le mérite. Pourtant, la féminisation à l’œuvre est loin d’être le résultat de la seule action volontariste du PE et les femmes sont, malgré tout, encore minoritaires au sein du PE. En réalité, des disparités importantes existent selon les États et les groupes politiques. Ces disparités s’expliquent bien sûr par la place accordée aux femmes au sein de chaque pays et groupe politique, mais aussi par la place accordée au PE par rapport aux scènes politiques nationales et aux places des partis au sein de ces mêmes scènes politiques nationales.

De fortes disparités entre États membres…

Si la féminisation du PE est bien un processus continu depuis quarante ans, cette progression n’est pas pour autant tout à fait linéaire et identique pour chaque pays. Le pourcentage des femmes, inférieur à 20% lors des trois premières élections, a d’abord sensiblement augmenté au cours des années 1990 (notamment en France, et avant même la loi sur la parité). Les actions menées par le réseau européen «Femmes dans la prise de décision» et par l’unité égalité des chances de la Commission européenne pour promouvoir les femmes au Parlement européen lors des élections de juin 1994 ne sont pas étrangères à cette nouvelle impulsion et à l’augmentation sensible de la part des femmes au PE entre la 3e et la 4e législature. Une féminisation qui marque cependant le pas aux élections de 2004 (seulement + 0,2 point) du fait, essentiellement, de l’entrée dans l’Union européenne, cette même année, de 10 pays issus majoritairement de l’ancien bloc de l’Est dont les élus étaient et sont encore moins fréquemment des femmes que ceux des Quinze (23% de femmes en 2004 contre 32,5%, 31,8 % en 2019 contre 43,7%). Si le processus de féminisation a repris son cours depuis 2009, le décalage observé entre anciens et nouveaux états membres ne semble pas en voie de se combler puisque la hausse de la proportion de femmes observée entre 2004 et 2009 au sein des «nouveaux» entrants (qui laissait présager une harmonisation future) ne s’est pas répétée lors des élections de 2014, la part des femmes ayant même légèrement diminué au sein de ces délégations. La part des femmes est à nouveau à la hausse en 2019 pour ces derniers, mais elle reste moindre que celle des anciens États membres et donc, insuffisante pour combler l’écart (12 points en 2019).

Depuis 2004, les délégations les moins féminisées correspondent donc, peu ou prou, aux pays entrés dans l’UE depuis cette date. De l’autre côté du classement se trouvent les pays du nord de l’Europe, suivis par les pays fondateurs de l’Union européenne (à l’exception de la Belgique). En 2019, deux pays seulement ont plus de femmes élues que d’hommes au sein de leurs délégations (Finlande et Suède), tandis que 7 pays ont une parité parfaite (contre 2 en 2014 et 1 en 2009). On observe donc une féminisation continue du PE, mais une féminisation à deux vitesses avec une progression plus forte dans les pays de l’Ouest.

Une des premières explications réside dans la place différente occupée par les femmes sur les scènes politiques nationales dans les pays de l’Est et de l’Ouest. Les premiers restent dans tous les cas encore moins féminisés que les seconds ce qui explique également cette différence du taux de féminisation entre anciens et nouveaux entrants au sein du PE. Les données collectées par l’Union interparlementaire (UIP) le montrent bien. Dans le classement mondial mensuel du pourcentage de femmes dans les parlements, les pays qui constituaient l’UE à 15 se situent tous, en juin 2019, dans les 50 premières places (à l’exception du Luxembourg, 68e et de la Grèce, 113e) tandis que les pays entrés après 2004 sont tous classés après la 50e place (sauf pour la Lettonie, 44e).

Le mode de scrutin aux élections européennes influence également la proportion de femmes au sein de chaque délégation. Elles doivent avoir lieu, dans chacun des Etats, au suffrage universel et doivent se faire au scrutin proportionnel plurinominal, mode de scrutin dont on sait qu’il favorise l’élection des femmes. Toutefois, si le scrutin à la proportionnelle s’applique pour l’ensemble de l’UE, chacun des 28 Etats est libre de fixer ses propres modalités d’organisation, ce qui explique, en partie, les différences observées entre délégations. De plus, si les différentes lois sur la parité en politique expliquent partiellement la hausse du nombre de femmes dans les parlements nationaux, la parité pour les élections européennes ne fait l’objet d’aucune obligation commune à l’ensemble des pays, mais seulement d’une forte incitation. Ainsi, pour les élections de 2019, seuls 11 membres sur 28 ont mis en place des quotas de candidates, mais trois seulement (Belgique, France et Luxembourg) imposent une parité avec alternance dans les listes de candidats. Ce mode de scrutin peut aboutir à des résultats différents en ce qui concerne la répartition par sexe: si le Luxembourg ou la France atteignent bien la parité complète en 2019, la Belgique n’est représentée que par 38,1% de femmes du fait qu’elle autorise également le vote nominal préférentiel.

Les effets des modes de scrutin ne sont donc pas étrangers à la proportion de femmes au sein de chaque délégation. Pour autant, ils ne constituent pas le seul facteur explicatif puisque cinq délégations sont paritaires alors même qu’elles n’ont pas recours aux quotas (Tableau A ci-dessous).

Au-delà des modes de scrutin, il paraît donc nécessaire de ne pas occulter la place du Parlement européen dans les champs politiques nationaux. Le processus de féminisation apparaît, dans cette perspective, comme un signe de l’«infériorité du niveau politique européen par rapport aux niveaux nationaux». Le PE, considéré par les personnels politiques des anciens et «gros» pays comme un parlement de second ordre est délaissé par les hommes. Les responsables politiques nationaux, qui, dans la grande majorité des cas, sont des hommes laissent davantage les femmes occuper les sièges au Parlement européen et se réservent les postes parlementaires nationaux dont le prestige associé est bien plus grand. La proportion de femmes et d’hommes élus est ainsi liée aux arbitrages effectués dans les sphères nationales, en lien avec des conjonctures politiques particulières.

À l’inverse, le Parlement européen constitue une issue politique importante pour les petits pays où les débouchés politiques nationaux sont moindres et pour les pays de l’Est où les salaires et autres avantages associés au poste de parlementaire européen constituent un attrait non négligeable. De plus, les «nouveaux» entrants essaient de se «faire une place» dans une UE déjà constituée. L’enjeu politique pour ces pays est donc plus important, ce qui explique que les hommes investissent davantage le PE que les hommes des pays de l’Ouest.

et entre groupes politiques

Cette féminisation à deux vitesses s’observe également entre groupes politiques. À l’instar de ce que l’on constate traditionnellement dans les parlements nationaux, les partis les plus à gauche de l’échiquier politique sont aussi les plus féminisés. Il y a ainsi aujourd’hui légèrement plus de femmes que d’hommes au sein du groupe Vert (51,4% en 2019 / 40% en 2014). Les femmes représentent également environ 45% des membres du groupe socialiste (S&D) en 2014 et 2019 et 44% du groupe Gauche Unitaire Européenne / Gauche Verte Nordique (GUE/NGL) (50% en 2014). À l’inverse, les femmes ne représentent qu’un député sur trois au sein du Parti Populaire Européen (PPE), des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) et des Non-Inscrits. Le groupe «Identité et démocratie», qui rassemble la plupart des partis nationalistes, compte quant à lui un peu moins de 40% de femmes.

La plus forte féminisation des Verts s’explique par le fait que la parité homme-femme a été, dès 1989, un enjeu de campagne défendu par ces derniers. Ce combat politique a ensuite été repris dans les années 1990 par les autres partis de gauche, partis socialistes et d’extrême gauche, avant que l’ensemble des formations ne s’en revendique, dans les années 2000, sous peine d’être montrés du doigt.

Ainsi, la part des femmes n’a pas progressé au même rythme au sein des différents groupes. Les deux groupes les plus importants, le PPE et S&D, ont connu une évolution comparable (respectivement +26 et +23 pts), maintenant ainsi l’écart observé dès 1979. C’est pour les centristes de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE / Renew group depuis 2019) que la progression a été la plus importante (+39 pts). Située au même niveau que le PPE en 1979 (seulement 8% de femmes), cette formation se caractérise aujourd’hui par une féminisation comparable à celles des groupes de gauche (Annexes – Tableau B).

Si la parité homme-femme est moins un argument politique pour les partis de droite, une autre explication du faible taux de femmes au sein de certains de ces partis est également à rechercher dans la place que le Parlement européen occupe par rapport aux scènes politiques nationales. Pour certains de ces partis (par exemple le Front national qui appartenait aux non-inscrits en 2014) le PE, tout en étant un parlement de second ordre, sert de «base arrière» pour les luttes politiques nationales. Du fait des modes de scrutins aux élections parlementaires nationales qui leur sont moins favorables, ces partis ont peu d’opportunité d’obtenir des postes de députés. Le Parlement européen, avec le mode de scrutin à la proportionnelle, leur est plus favorable et les cadres de ces partis l’investissent donc davantage. Ce qui n’est pas forcément le cas des autres «petits» partis situés à gauche, comme les Verts ou le PC/front de gauche si on prend un exemple français. En effet, ces «petites» formations arrivent souvent à avoir des débouchés politiques lors des élections nationales ou locales du fait d’alliances avec d’autres gros partis. Le Parlement européen leur est donc moins utile pour se positionner sur la scène politique nationale.

Si la féminisation du PE est sans conteste, elle cache cependant de profondes disparités entre délégations et groupes politiques. Cette féminisation ne semble pas relever directement de l’action volontariste de l’institution, mais de logiques internes à chaque pays, en lien avec le mode de scrutin, la place accordée au mandat européen sur les scènes politiques nationales et la place accordée au combat politique qu’est la parité au sein des différents pays et partis politiques. C’est parce que les hommes exercent encore une domination sur les scènes politiques nationales qu’ils se détournent, dans une certaine mesure, du Parlement européen et que les femmes y trouvent une place (pour les pays de l’UE à 15 et les grands partis politiques) ou le contraire (Pays d’Europe de l’Est ou petits partis politiques). Cet investissement des hommes au PE, au regard des places qu’ils occupent au niveau national, nous permet de parler de féminisation par défaut du Parlement européen. Le constat n’est donc pas aussi positif que ce que veulent le faire croire les instances dirigeantes du PE. D’autant plus que la féminisation croissante du PE ne signifie pas la fin de la domination masculine au sein de celui-ci. En effet, une fois élues, les députées subissent une ségrégation masculine verticale et horizontale malgré un investissement professionnel plus important que leurs homologues masculins.

Victor Lepaux est Ingénieur de recherche CNRS Méthodes des sciences humaines et sociales – Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace / Céline Monicolle est ingénieure d’études CNRS Production, traitement, analyse de données et enquêtes – Co-responsable de l’axe 4 de SAGE – Co-coordination du GLISSS – Groupe local des ingénieurs en sciences sociales de Strasbourg (avec Sandrine Knobé) / Photo: Service presse Parlement européen.

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