Les fonds privés américains à l’assaut du football européen

Ces vingt dernières années, les oligarques russes, les pays du Golfe, ainsi que les milliardaires chinois, prennent régulièrement des parts dans le football européen.

 

Plus récemment, c’est depuis l’autre côté de l’Atlantique que l’argent semble couler à flots, et ce sont les sociétés de placement qui ont su voir là une opportunité lucrative, en partie liée à la pandémie.

Enos Stanley Kroenke, propriétaire d’Arsenal (Etats-Unis); Dan Friedkin de l’AS Rome (Etats-Unis); Malcolm Irving Glazer, de Manchester United (Etats-Unis); Roman Abramovitch de Chelsea (Russie); Tamim ben Hamad Al Thani, du PSG (Qatar); Khaldoon Al Mubarak, de Manchester City (Arabie Saoudite). Des deux derniers carrées des coupes d’Europe, seuls le Real de Madrid et Villareal n’émargent pas (encore) sous pavillon étranger. En tête de cette prise de contrôle des clubs européens, les Etats-Unis se taillent la part du lion, jusqu’au petit club français de Troyes: mais pourquoi et comment l’Europe en est-elle arrivée à perdre son indépendance budgétaire dans le monde du football?

(Par Simon Chadwick et Paul Widdop) – Le monde du football est à nouveau en pleine transformation. Cela fait longtemps maintenant que de nombreux supporters, que ce soit au stade ou à la télévision, se sont rendus à l’évidence: leurs équipes (pour la plupart) ne sont désormais plus gérées localement. Ces vingt dernières années, les oligarques russes, les pays du Golfe, ainsi que les milliardaires chinois, prennent régulièrement des parts dans le football européen. Plus récemment, c’est depuis l’autre côté de l’Atlantique que l’argent semble couler à flots, et ce sont les sociétés de placement qui ont su voir là une opportunité lucrative, en partie liée à la pandémie.

Voici le nouveau visage du foot: des investisseurs par-delà les frontières – avec pour seule motivation le retour sur investissements dans un sport rapprochant le secteur du divertissement et celui du digital – qui transforment le jeu en une industrie internationale de gros sous. Si la télévision a permis aux grands clubs de foot de s’enrichir, les droits de diffusion ont rapporté aux investisseurs des sommes indécentes.

La Covid-19 n’a pas entraîné à elle seule le boom économique des investissements dans le foot, mais elle a contribué à accélérer et amplifier la tendance. Alors que certains clubs connaissent des difficultés financières, les investisseurs, eux, ont fait leur place pour pouvoir profiter de l’aubaine.

Et alors que les gens étaient contraints de rester chez eux, les services de streaming tels que Netflix ou Amazon Prime, sont devenus des éléments à part entière de nos nouveaux modes de vie, soulignant ainsi la pertinence de ces plates-formes en matière de sport.

Qui sont ces investisseurs?

Qui sont donc les principaux fonds privés américains qui font main basse sur le football en Europe? Le groupe Fenway Sports Group (FSG) dirigé par John W. Henry, propriétaire du club anglais de Liverpool, serait sur le point de céder plus de 10 % de ses parts du club à RedBird Capital Partners, un investisseur américain, pour environ 540 millions de livres sterling (environ 633 millions d’euros). RedBird semble déterminé à construire un réseau international d’investissement dans le foot. Ceci en plus des 4,7 millions de livres sterling (environ 5,5 millions d’euros) récemment investis dans le club par la star du basket Lebron James.

En décembre, ALK Capital – un autre fonds d’investissement américain spécialisé dans le sport – a acheté le club anglais de Burnley, grâce à un LBO (leverage buy-out ou rachat avec effet de levier), de la même manière que la famille américaine Glazer avait racheté Manchester United en 2005.

En France, RedBird a déjà des parts dans le Toulouse FC, et ce sont bien des Américains qui sont propriétaires des Girondins de Bordeaux (General Capital Partners, et King Street Capital Management) et de l’AS Nancy (New City Capital). L’an dernier, c’est l’ESTAC de Troyes qui fut racheté par le City Football Group, groupe émirati dans lequel le fonds d’investissement californien Silver Lake possède des parts.

Il en va de même en Italie, où Elliott Management Corporation possède le Milan AC, et un consortium de fonds d’investissement regroupant CVC Capital Partners, Advent Capital Management et FSI Capital cherchent à acquérir pour 1,5 million de livres sterling (1,76 millions d’euros) de parts dans l’industrie des nouveaux médias qui couvrent la série A italienne et la Premier League anglaise.

En Allemagne, CVC et Advent sembleraient enclins à conclure un marché similaire avec Bundesliga International, qui gère la commercialisation des droits de diffusion du championnat auprès des médias étrangers.

Analyse des réseaux

Afin de déterminer l’ampleur de ce mouvement, nous avons entrepris de faire l’analyse des liens entre ces fonds et le monde du sport, à partir des données récoltées sur les réseaux sociaux.

Il apparaît que ces investissements se font au-delà du territoire européen et du foot, comme nous pouvons le voir sur le graphique ci-dessous (cliquez pour agrandir).

Ainsi, Silver Lake a des connexions avec les franchises de City Football Group en Inde, en Chine, au Japon et en Australie. Avec Les Red Sox de Boston et les Yankees de New York, le périmètre de RedBird englobe également le baseball.

Ces investissements font également partie d’un portefeuille plus large en lien avec le sport, le basket, le foot américain ou encore le catch. Silver Lake semble également vouloir se servir du football européen pour créer des synergies avec les entreprises évoluant dans des secteurs proches: commerce d’articles de sports (tels que les Fanatics, un site web de vente en ligne de vêtements de sports sous licence) ou divertissement (tel que Endeavour, une agence de représentation de talents).

Le streaming: un chèque en blanc

La résurgence des sociétés d’acquisition à vocation spécifique, ou SPACS (special purpose acquisition companies) explique également ce regain d’intérêt pour les clubs de sports.

Les SPACS (comme RedBird) sont constituées spécifiquement pour lever des capitaux par le biais d’offres publiques initiales (où les actions sont vendues à des investisseurs institutionnels et particuliers) dans le but d’acquérir ou d’investir dans une entreprise existante. Elles sont parfois appelées «sociétés à chèque en blanc» et ont pour objectif de faire le plus d’argent possible pour les investisseurs qui y participent.

Pour ces SPACS comme pour les autres groupes d’investisseurs financiers, le foot reste très attractif car il représente un produit clé en main dans lequel le monde entier est déjà activement impliqué. Spectateurs et fans sont capables de dépenser de l’argent régulièrement pour pouvoir regarder leur sport, ou acheter des articles de leur club. Il y a de l’argent à gagner, et les investisseurs le savent.

Mais peut-être qu’une des raisons pour lesquelles ces clubs sont si tentants, c’est la manne que représente le streaming vidéo. Les spectateurs ont changé d’habitudes dans leurs modes de consommation ces dernières années, avec pour conséquence, l’érosion des formats actuels de diffusion.

Au cours des deux dernières décennies, les clubs de football ont profité de contrats de diffusion très lucratifs. Mais les Netflix, et autre Amazon Prime ou DAZN promettent des retours financiers encore plus importants, surtout pour les meilleurs clubs qui évoluent dans les ligues les plus importantes.

Or, ces SPACS ont également le pouvoir de mettre les clubs à mal. Ainsi, lors du rachat de Burnley par ALK, le club a dû être hypothéqué afin de finaliser l’achat. Ce qui a n’a fait qu’aggraver sa situation financière, avec une dette supplémentaire de 90 millions de livres sterling (105 millions d’euros).

Pour le club de Manchester United, ce sont les fans qui ont mené une campagne de longue haleine pour que la famille Glazer se retire. Idem à Liverpool, où le FSG ne fait pas l’unanimité.

En effet, un chèque en blanc en dehors du terrain ne signifie pas nécessairement un chèque en blanc sur le terrain. La plupart des supporters savent que les investisseurs cherchent à faire des profits. Le problème, c’est qu’à force de maximiser ces profits, le lien entre les clubs et les communautés auxquelles ils sont localement attachés se délie.

Simon Chadwick est Global Professor of Eurasian Sport | Director of Eurasian Sport, EM Lyon / Paul Widdop est Senior Lecturer in Sport Business, Manchester Metropolitan University / article initialement publié sur The Conversation / Photo : Gabriele Niola – AS Roma vs Manchester United sous licence creative commons.

© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.