Comment peut-on vivre avec le virus? Plusieurs idées sont actuellement à l’étude par l’exécutif rapportait récemment Le Monde, afin que les Français puissent retrouver un semblant de vie «normale». Parmi elles, le passeport vaccinal. Cette mesure fait actuellement l’objet d’une consultation citoyenne en ligne, lancée par le Conseil économique social et environnemental (CESE). Ailleurs, comme en Suède ou au Danemark, l’idée se concrétise. En France, c’est la compagnie aérienne Air France qui a lancé les hostilités en ouvrant une expérimentation dès le 11 mars en exigeant des passagers à destination des Antilles, les résultats d’un test PCR de moins de 72 heures, pour une validité d’un mois. À l’heure où certains commencent à envisager l’idée d’apprendre à vivre avec le virus, le scénario a de quoi séduire, tout autant qu’il inquiète. Néanmoins, quel pourrait être son cadre juridique en France? Un tel outil pourrait-il effectivement voir le jour?
Revenons tout d’abord sur les termes. Le passeport est un outil bien connu depuis l’Ancien régime et encadré juridiquement: il est le titre d’identité (comme la carte nationale d’identité) délivré par l’administration d’un État pour certifier à la fois l’identité de la personne, sa nationalité et sa capacité à franchir librement les frontières, suivant les règles en vigueur pour chaque pays. Le passeport a ainsi par principe une vocation internationale, même s’il peut être utilisé sur le territoire national pour attester son identité.
Qu’est-ce qu’un passeport?
Existe-t-il néanmoins à l’heure actuelle un passeport vaccinal, c’est-à-dire un tel titre fondé non sur l’identité ou la nationalité, mais sur l’état vaccinal de l’individu? Les choses sont sur ce point claires: la réponse est négative. Aucune norme nationale ou européenne ne connaît le terme de «passeport vaccinal» ou «passeport sanitaire». Historiquement, la notion est aussi inconnue, même si le XVIIIe siècle, marqué par des épidémies, voit naître des «billets de santé» permettant d’établir le «bon état sanitaire des voyageurs».
Bien que des vaccins juvéniles soient obligatoires au niveau national ou pour franchir certaines frontières – le vaccin contre la fièvre jaune est ainsi obligatoire pour se rendre en Guyane par exemple –, ils ne sont pas intégrés au passeport.
Celui qui le souhaite peut faire établir auprès de son médecin un certificat de vaccination (ou de contre-indication à la vaccination) qu’il présente lors du passage de la frontière. Ce document est certes obligatoire, mais bien distinct, juridiquement au moins, du passeport.
Si on assimile un tel document au concept de passeport vaccinal, l’idée semble alors plus précise: pour se rendre dans certains lieux sur le territoire national (salle de concert, musée, école, etc.) ou pour voyager à l’international, la présentation d’un document attestant la vaccination au coronavirus serait obligatoire. L’usage d’un tel document serait ainsi à la fois national et international.
Un premier projet avorté
Une formulation assez proche de cette idée s’était trouvée, avant d’être retirée face aux contestations, dans le premier article d’un projet de loi «instituant un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires» déposé par le Premier ministre à la fin de l’année dernière.
Il s’agissait en effet de: «subordonner les déplacements des personnes, leur accès aux moyens de transport ou à certains lieux […] à la présentation des résultats d’un test de dépistage établissant que la personne n’est pas affectée ou contaminée, au suivi d’un traitement préventif, y compris à l’administration d’un vaccin, ou d’un traitement curatif».
Le texte, qui n’avait pas vocation à s’appliquer à la crise sanitaire actuelle, mais à instaurer un régime juridique durable pour d’éventuelles crises sanitaires à venir, et pour lequel le Conseil d’État avait émis un avis réservé, visait d’un même élan le test négatif et le vaccin.
En effet, ne retenir que l’exigence du vaccin conduit, mécaniquement, à rendre la vaccination obligatoire (même si l’exigence est limitée à certains lieux ou activités, il y aura une forme d’obligation implicite).
Or, si une telle obligation est juridiquement admissible et déjà pratiquée pour les nouveau-nés, elle est soumise à la condition de l’accessibilité du vaccin: tout le monde doit pouvoir avoir accès, dans des conditions satisfaisantes, au vaccin.
La création intolérable d’une discrimination
Dans le scénario inverse (qui constitue la situation actuelle, où l’accès au vaccin est conditionné et complexe), il résulterait d’une telle disposition la création intolérable d’une discrimination.
Si les difficultés d’accès pouvaient être résolues dans quelques mois au niveau national, il n’est pas certain qu’il en soit de même sur le plan international. Il pourrait alors en résulter une inégalité entre pays riches, où les habitants seraient libres de circuler, car détenteurs d’un tel passeport, et pays pauvres, où le vaccin n’est pas disponible, et où la population serait donc isolée. L’OMS et l’Union européenne mettent en avant ce risque.
Pour dépasser cette première difficulté, imaginons que le vaccin soit au moins disponible massivement sur le plan national, sans restriction, et qu’il puisse ainsi, même si le gouvernement s’est engagé en sens contraire, être rendu obligatoire sans risque de discrimination. Le passeport vaccinal pourrait-il alors exister sans davantage de contraintes juridiques? La réponse est négative: d’autres difficultés se présenteraient à un tel projet.
Une telle obligation ne pourrait, selon ce que retient habituellement le Conseil d’État, que résulter de la Loi (et non uniquement du pouvoir exécutif). Un débat s’engagerait ainsi devant l’Assemblée nationale et le Sénat. Projetons alors que, du fait majoritaire, le texte proposant l’obligation de la vaccination et l’instauration du passeport vaccinal soit adopté. Il devrait alors certainement faire face au contrôle a priori du Conseil constitutionnel.
La chose serait absolument inédite, puisqu’il ne s’agirait ici ni d’une exigence strictement internationale, ni d’une vaccination infantile, que le Conseil constitutionnel avait validée à ce titre.
Pour être constitutionnel, il faudrait alors que l’exigence d’un tel document soit absolument «nécessaire et proportionnée», selon la formule habituellement retenue, mais dont le contenu est d’appréciation souple (il n’en existe aucune définition précise).
Le passeport vaccinal constituerait en effet sans aucun doute une mesure attentatoire à plusieurs droits et libertés fondamentaux, comme la liberté d’aller et venir, l’intégrité corporelle, et même la vie privée (comme l’a reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme il y a quelques années à propos de la vaccination obligatoire).
Or, si ces droits ne sont pas absolus, le contrôle du Conseil constitutionnel pourrait sur ce point constituer un obstacle, si le champ d’application et les finalités d’un tel document ne sont pas restrictivement définis (individus concernés, lieux exacts listés, modes de transport et distances, durée d’application de la mesure, etc.).
Faire appliquer une mesure aux contours flous
Néanmoins, la tendance habituelle à la tolérance du Conseil constitutionnel en période de crise sanitaire, au nom de l’impératif que constitue le droit à la santé (prévu par le préambule de la Constitution de 1946) et du fait des circonstances exceptionnelles, pourrait sans doute permettre de lever cette condition.
Sur le territoire national, les lieux ou déplacements où le passeport serait requis devraient cependant être très limitativement définis. Les lieux strictement vitaux pour les individus (dont la liste devrait immanquablement faire débat: lieux de santé, fournitures essentielles, etc.) devraient également sans doute en être exclus.
Il faudrait enfin prévoir d’assimiler la vaccination à la contre-indication au vaccin, sans que la différence apparaisse sur le document remis pour ne pas atteindre au secret médical.
L’obstacle passé, mettre en place un tel document nécessiterait impérativement la construction d’une base de données des personnes vaccinées. Or, s’il existe actuellement un fichier dédié (appelé SI Vaccin Covid), les finalités définies par le texte réglementaire qu’il encadre ne prévoient absolument pas son utilisation pour limiter le déplacement des individus.
Une base de données controversée
Une modification du texte serait sur ce point indispensable, ce qui induirait un contrôle de la CNIL, qui, bien que dépourvue d’un pouvoir contraignant, saurait sans doute soulever des méfiances importantes pour un tel projet. Il est pour le moment impossible de savoir si la CNIL a déjà été saisie d’un pré-projet en ce sens, mais la division prospective de l’autorité avait déjà livré de premières réflexions sur le sujet il y a quelques mois.
Il serait bien sûr théoriquement possible de se passer de l’existence d’un tel fichier centralisé, en utilisant le vieux «carnet de santé» individuel. Mais on s’expose alors à une absence de sécurisation et à l’apparition de faux, comme c’est d’ores et déjà le cas pour les tests PCR obligatoires. Plus largement sur la question des données personnelles, comment éviter, le traçage et le contrôle des individus qui suivraient nécessairement la mise en place d’un tel outil, notamment si le fichier est consulté lors des déplacements de l’individu? Le traçage des populations, déjà dénoncé en matière sécuritaire, trouverait ici un développement sanitaire important, bien plus loin encore de ce qui est déjà mis en place.
Comment ne pas percevoir également dans une telle démarche un nouvel exemple de biopouvoir, suivant les descriptions opérées par Michel Foucault, constitué par la saisine par le pouvoir politique du biologique. L’État se saisirait avec un tel outil du plus intime de l’individu. Le choix même du vocabulaire est sur ce point révélateur: le passeport est un outil régalien, il appartient à l’État et en est l’un des symboles les plus importants. Il deviendrait ici un symbole de la prise en compte du corps biologique des individus.
En résumé, la création d’un passeport vaccinal n’est pas chose impossible juridiquement en France, bien que soumise à des contraintes importantes et de nombreuses zones d’incertitudes tant le procédé serait inédit. Cependant, même bien défini, encadré et délimité, un tel dispositif constituerait un pas de plus vers le traçage sanitaire des individus.
Yoann Nabat est Doctorant en droit privé et sciences criminelles, Université de Bordeaux / Article initialement publié sur The Conversation / Photo : Des passagers à l’aéroport international de Tallinn pendant la pandémie de coronavirus / Photographe: Raigo Pajula / Union européenne, 2020 / Source: EC – Service audiovisuel
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.