La démocratie en mutation: la participation est-elle la solution?

À moins d’emprunter la voie nettement moins séduisante d’une déconsolidation démocratique, on pourrait voir apparaître des régimes démocratiques «hybrides»

Désenchantés par la convergence idéologique des partis de gouvernement et le décalage social avec les élus, démunis face à la «perte de pouvoir d’achat du bulletin de vote» (Wolfgang Streeck) qu’induit la mondialisation en réduisant la capacité des États à agir par la fiscalité, beaucoup de citoyens ont perdu foi dans les institutions représentatives traditionnelles. Mais il n’y a pas que le contexte politique qui a changé. Une nouvelle génération de citoyens est arrivée, qui ne se laisse plus impressionner par les arguments d’autorité, qui ne vote plus nécessairement (quand elle vote) comme les parents l’ont toujours fait, et qui croit en sa capacité d’agir par elle-même, sans intermédiaires.

Cette génération-là est particulièrement séduite par les vagues successives d’innovations démocratiques qui se sont succédé depuis une trentaine d’années. Les budgets participatifs, de Porto Alegre (1989), qui ont essaimé à travers le monde. Les assemblées citoyennes tirées au sort, de plus en plus fréquentes. Les mécanismes d’initiative et de révocation, qu’on redécouvre çà et là.

Il est devenu risqué pour les partis d’ignorer cette tendance lourde. La plupart se disent désormais ouverts à la participation citoyenne, désireux d’innover – surtout quand ils sont dans l’opposition. En Belgique, par exemple, l’évolution des programmes électoraux montre une tendance nette vers l’appropriation d’un certain nombre d’innovations démocratiques par les partis depuis l’expérience du G1000 (2011) et le bestseller de David Van Reybrouck, Contre les élections (2013). Très récemment, cela a abouti à la création d’assemblées citoyennes permanentes, en Communauté germanophone et au Parlement bruxellois. Au niveau local, les budgets participatifs, panels citoyens et mécanismes d’initiative se multiplient.

Avec des succès divers, l’Islande (2010-2011) et l’Irlande (2013-2018) se sont embarquées dans des processus ambitieux de révision de la constitution via des assemblées composées entièrement ou partiellement de citoyens tirés au sort. La France et le Royaume-Uni ont récemment fait appel à des conventions citoyennes pour avancer sur la question climatique (2020).

La Suisse, au cœur des innovations démocratiques depuis bien plus longtemps, envisage même de tirer au sort ses juges fédéraux (parmi un cercle restreint de candidats disposant des qualifications requises). Nos gouvernements représentatifs ne sont qu’au début de ce qui pourrait être une importante mutation.

Les défis de l’innovation

On aurait tort de croire, pour autant, que nos régimes se dirigent inévitablement vers un approfondissement de la démocratie. Pendant qu’une partie des citoyens éduqués et confiants dans leurs capacités s’enthousiasment pour les innovations démocratiques, d’autres cherchent le réconfort auprès de leaders charismatiques, qui prétendent incarner la volonté populaire et se passent volontiers de canaux alternatifs d’expression pour celle-ci. D’autres encore, agacés par les conflits partisans, confieraient volontiers à des experts indépendants des partis le soin de gérer les affaires publiques. Même si les citoyens les plus jeunes sont généralement les plus enthousiastes à l’égard des innovations démocratiques, rien ne garantit que la plupart des démocraties empruntent cette voie-là.

Ce qui n’est pas non plus encore clair est la manière dont les innovations démocratiques, vont pouvoir se greffer aux institutions représentatives traditionnelles. Dans la plupart des cas, l’objectif n’est pas d’en finir avec les partis et les élections. Il s’agit plutôt d’enrichir et d’approfondir la démocratie. Néanmoins, beaucoup d’innovations démocratiques remettent encore davantage en question l’autorité des élus, déjà largement érodée. Le référendum d’initiative citoyenne conteste leur monopole législatif. La représentation par tirage au sort remet en question les fondations élitistes de la représentation électorale. Peut-on dès lors s’attendre à ce que de telles innovations recréent un lien de confiance entre les élus et la population? Cela ne paraît pas évident.

Enfin, les innovations démocratiques doivent faire face à un certain nombre de défis mettant en jeu leur légitimité. Celui de la participation, d’abord. Si les taux de participation dans ces innovations reflètent les mêmes inégalités que la participation électorale (en gros, un déficit de participation des publics désavantagés), les bénéfices ne sont pas évidents. De ce point de vue, la combinaison du tirage au sort et de certains quotas permet une inclusion intéressante. Néanmoins, le tirage au sort, réduisant la participation à quelques happy few, possède également ses limites en termes d’inclusion. Un autre défi consiste précisément à combiner participation de tous et délibération approfondie.

À cet égard, les expériences les plus intéressantes sont celles qui articulent tirage au sort et référendum, comme les assemblées citoyennes irlandaises ou le Citizens’ Initiative Review en Oregon. Elles ont également l’avantage d’être influentes, alors qu’un grand nombre d’innovations démocratiques, jusqu’à présent, ont peiné à peser sur les décisions collectives – autre défi à relever.

Quelle démocratie en 2040?

Il y a de bonnes raisons de penser que pour résister à l’érosion continue de la confiance populaire, les gouvernements représentatifs devront poursuivre leur mue, dans les prochaines années.

À moins d’emprunter la voie nettement moins séduisante d’une déconsolidation démocratique, voire d’une transition autoritaire, comme cela semble être le cas dans une diversité de contextes (Hongrie, Pologne, États-Unis), ou encore celle de la technocratie, on pourrait voir apparaître des régimes démocratiques «hybrides».

Plutôt qu’une incarnation de la volonté populaire par un seul parti, ou la gestion du bien commun par des technocrates, ces régimes démocratiques hybrides miseraient sur la pluralisation des expressions de l’opinion publique. La population serait représentée à la fois par des élus, issus de partis, et par des citoyens ordinaires, tirés au sort pour exercer des fonctions idéalement distinctes de celles des élus. Et parce que ces modes de représentation s’accompagnent inévitablement de distorsions diverses, des mécanismes d’initiative et de participation directe des citoyens viendraient compléter le tableau.

Il y a fort à parier, par ailleurs, que se développeront des innovations démocratiques ayant la capacité de restaurer une certaine confiance dans les élus et dans les partis. On songe par exemple au mécanisme de révocation (recall), récemment réintroduit au Royaume-Uni, qui permettrait à la population de sentir qu’elle exerce un certain contrôle sur ses représentants, qu’ils ne sont pas libres de faire tout ce qu’ils veulent. On songe également à la démocratisation interne aux partis, qui est susceptible de relancer le potentiel d’intégration de ceux-ci, du moins pour ce qui concerne les citoyens «cognitivement mobilisés», qui sont informés et souhaitent s’engager.

Nos démocraties ne seront probablement pas radicalement transformées en 2040, en raison des résistances d’un monde politique soucieux de préserver ses prérogatives, mais il y a de bonnes chances que leur mutation soit largement entamée.

Pierre-Etienne Vandamme est Chercheur en théorie politique, Université Libre de Bruxelles (ULB) / Article initialement publié sur The Conversation sous licence creative commons / Photo: Fórum Social Temático e I Encontro do PAN – Porto Alegre 2012 / Photographe: Circuito Fora do Eixo, sous licence creative commons

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