L’Europe, un sujet trop secondaire dans les programmes scolaires français?

L’analyse des nouveaux programmes révèle un appauvrissement de la dimension européenne au lycée (…) Un constat d’autant plus surprenant que le président de la République a fait de l’école et de l’Europe deux composantes clés de son mandat.

Le manque de connaissances sur le fonctionnement de l’Union européenne (UE) constitue un élément majeur du rapport de défiance des Français vis-à-vis de l’UE. Dans cette perspective, l’éducation est un enjeu essentiel. Le problème est que l’«Europe» est un sujet clivant qui divise les enseignants au moins depuis le début des années 1990, avec le «moment Maastricht», et plus encore à partir du milieu des années 2000 avec le «non» français par référendum au projet de traité constitutionnel en 2005.

Si l’Europe constitue un sujet d’enseignement non consensuel, c’est que l’institution scolaire est une chambre d’écho des débats et des clivages qui traversent la société française. Pourtant, la France étant un pays membre fondateur de l’UE participant à l’ensemble de ses politiques, les élèves doivent recevoir un enseignement sur l’«Europe» permettant l’appropriation de cette échelle de citoyenneté complémentaire de l’échelle nationale.

Sur la base de cette compétence scolaire, les citoyens pourront ensuite développer une compétence civique autour de convictions et de préférences individuelles vis-à-vis de l’Europe qui leur seront propres. L’éducation constitue une condition indispensable pour cela et l’ancrage de la dimension européenne dans l’enseignement en France apparaît aujourd’hui comme une nécessité.

Nouveaux programmes

Cet enjeu pourrait sembler, à première vue, avoir été pris en considération par les autorités de notre pays. En effet, le Président de la République française a annoncé, en septembre 2017, dans son Discours pour une Europe souveraine, unie et démocratique une liste ambitieuse d’initiatives visant à mettre en œuvre sa vision stratégique. Plusieurs mesures importantes concernant le domaine éducatif ont été énoncées. S’il faut les saluer, force est de constater qu’elles se bornent à l’enseignement supérieur.

Par ailleurs, la réforme du baccalauréat et la transformation des programmes qui en a découlé n’ont pas pris suffisamment en compte la question de l’enseignement de l’«Europe». L’analyse des nouveaux programmes révèle un appauvrissement de la dimension européenne au lycée, sauf en ce qui concerne le nouvel enseignement de spécialité consacré à l’«Histoire-géographie, sciences politiques et géopolitique» – qui, par définition, n’est pas suivi par tous les élèves.

Ce constat est d’autant plus surprenant que le président de la République a fait de l’école et de l’Europe deux composantes clés de son mandat. De ce point de vue, il est étonnant que la réforme des programmes récente n’ait pas été utilisée comme une occasion pour articuler ces deux enjeux majeurs pour notre pays. Tel est l’objectif visé par le rapport publié par l’Institut Jacques Delors.

Une «ellipse européenne» en histoire?

Au-delà des travaux tant institutionnels – nationaux et européens – qu’académiques réfléchissant à la manière dont les jeunes sont exposés aux questions européennes que ce soit en histoire-géographie et en éducation civique ou encore dans les enseignements de langues vivantes étrangères, l’analyse des programmes au collège et au lycée, développée dans le cadre d’une approche comparative (trop rare) avec d’autres pays européens (Länder de l’Ouest et de l’Est en Allemagne, Italie, Pologne et Suède) permet de tirer un certain nombre de leçons.

Tout d’abord, l’analyse des programmes, et aussi les entretiens conduits avec des enseignants et plus largement avec des acteurs du monde éducatif, mettent en lumière les éléments suivants en histoire :

  • prédominance de l’analyse franco-centrée ;
  • ouverture à l’Europe limitée à l’Europe de l’Ouest, absence de l’Europe centrale et orientale et plus largement des «petits» pays;
  • logique de projection de l’histoire hexagonale sur l’Europe (ex. les Lumières, la Révolution française) ; etc.

Cette «ellipse européenne» dans la narration du récit national par les professeurs d’histoire est sans doute liée à leur rôle, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, dans la construction nationale, d’un côté, et dans la consolidation de la République, de l’autre.

Ensuite, dans l’enseignement moral et civique (EMC), si la dimension civique européenne tient une place plutôt ténue, même si non négligeable, au profit des valeurs de la République, on constate un recul dans les nouveaux programmes scolaires de 2018 et 2019 (Camille Amilhat, «L’Europe entre invisibilité et réalités distantes. L’appréhension des institutions européennes en Enseignement moral et civique» – Actes de colloque à paraître).

Par ailleurs, il est frappant de constater que la géographie de l’Europe reste très marginale. Les grands thèmes de l’enseignement de géographie sont la France, les territoires (avec une attention croissante portée aux inégalités et aux fractures territoriales) et la mondialisation (notamment dans sa dimension économique).

Enfin, l’analyse de l’enseignement des langues vivantes étrangères en France et en Europe met en évidence la faiblesse des performances linguistiques dans notre pays avec ses conséquences négatives en termes d’insertion professionnelle en et hors de France et d’ouverture à l’altérité.

L’approche comparative permet de mettre en évidence certains traits communs entre la France et d’autres pays européens, notamment le primat accordé aux échelles nationale et mondiale, aux dépens de l’échelle européenne. Néanmoins, la comparaison permet également de mettre en valeur un certain nombre de différences notables :

  • une pédagogie active (jeux, débats…) plus développée en Allemagne qu’en France ;
  • la plus grande valorisation de l’anglais en Suède qu’en France (examen de fin d’études portant sur les mathématiques et l’anglais) ;
  • la plus grande dimension européenne des programmes scolaires italiens.

Développer un narratif commun

Dans une telle perspective, le présent rapport suggère de doter les élèves du secondaire des connaissances et des approches nécessaires à la compréhension de l’histoire de l’Europe, de l’espace européen dans lequel ils vivent et agissent en tant que citoyens français et européens. Deux axes principaux de recommandation visant à familiariser les élèves à l’«Europe» semblent structurants.

Le premier porte sur les contenus d’une pédagogie de l’«Europe». Sur ce registre, il est fondamental de donner aux élèves des repères dans le temps en leur rappelant d’où ils viennent. Il s’agit de mettre en œuvre une «véritable éducation européenne, qui ne peut être qu’historique». Comme l’a écrit Elie Barnavi, il ne s’agit pas de «remplacer les narratifs nationaux, qui restent indispensables à la formation des jeunes citoyens», mais il faut les compléter par un «narratif spécifiquement européen, dans lequel le jeune Européen apprendra que tout phénomène historique national – le féodalisme et l’émergence de l’État moderne, la Renaissance et la Réforme, les Lumières et la révolution industrielle – a été aussi, et d’abord, un phénomène européen».

Il faudra faire «découvrir aux Européens des «lieux de mémoire» et des «héros communs». Sans occulter les déchirements de l’Europe, ni ses crimes, car on ne bâtit rien de bon sur le mensonge, fût-il d’omission. Mais, en montrant comment, de la mémoire partagée des malheurs du passé, peut surgir une volonté commune de construire ensemble un avenir meilleur. Ce n’est pas une mauvaise définition d’une vraie politique de l’identité européenne»

Parallèlement, cette éducation européenne historique ne se réduit pas à une discipline scolaire ; elle a naturellement aussi une vocation civique et citoyenne. C’est pourquoi il s’agit également d’identifier plus clairement l’Europe de l’UE, l’«Europe instituée», les 27 États qui en sont membres et leur histoire, la communauté de droit dans laquelle ils ont décidé volontairement et librement de se regrouper.

Mais il faut aussi mettre en lumière les logiques (géo)politiques qui sous-tendent le processus même d’unification européen et qui sont à l’œuvre dans les modes de décision, sans méconnaître les tensions et autres rapports de forces politiques et diplomatiques qui les structurent.

Dans ce cadre, il s’agit d’allier l’apprentissage académique classique à des expériences pratiques : simulations de négociations, débats, voyages d’études, découvertes de lieux de pouvoir européens, rencontres avec des professionnels agissant à l’échelle européenne, mobilité européenne et internationale. Une telle éducation européenne est de nature à produire de nombreux effets positifs : développement de la culture générale, de l’esprit critique, éducation à la responsabilité sociale et civique, apprentissages linguistiques, aide à l’orientation professionnelle, etc.

Le second axe porte sur la nécessité de favoriser l’appropriation de l’échelle européenne par les futurs citoyens français et européens. Deux niveaux sont ici essentiels : l’Europe incarnée dans le territoire des élèves et l’Europe dans le monde. L’Europe doit être rendue visible d’abord à l’échelle locale : mettre en évidence les politiques européennes, leur mise en œuvre et les avantages qu’en retirent les différents États membres et surtout les différentes régions et territoires en leur sein. Cette mise en valeur pourrait s’appuyer sur des exemples d’actions de proximité afin de permettre aux élèves de se représenter concrètement les actions de l’UE.

Au-delà, l’échelle mondiale est fondamentale. La réflexion européenne est en effet d’une urgente actualité dans le contexte de gestion de crises actuelles. Dans un contexte où la multipolarité du monde devient de plus en plus agressive, une éducation européenne doit accorder une place à l’approche géographique et géopolitique.

La raison d’être de l’analyse géographique est de rendre compte de la diversité. Reste que la réalité de la diversité européenne est souvent mal comprise en France, souvent récusée dès lors qu’il y a des différences (on parle de «désunion», d’«ordre dispersé», de «désaccords») alors que la communauté de valeurs et d’intérêts qui unit les Européens saute aux yeux, au moins dans sa valeur culturelle et démocratique, quand on compare l’Europe à la Chine, à la Russie, à la Turquie ou même aux États-Unis.

Thierry Chopin est Conseiller spécial de l’Institut Jacques Delors, professeur de sciences politiques à l’Université catholique de Lille (ESPOL), AUF (Agence Universitaire de la Francophonie) / Ce texte est basé sur un rapport de Thierry Chopin avec la collaboration de Guilaine Divet : «Enseigner l’Europe en France. Ancrer la dimension européenne dans l’enseignement secondaire français», Institut Jacques Delors, octobre 2020 ; préface de Clément Beaune, secrétaire d’État chargé des Affaires européennes / Première publication sur The Conversation sous licence Creative Commons / Photo: Lukasz Kobus / Union européenne, 2020 / Source: EC – Service audiovisuel

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© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.