Relance européenne: et si l’emprunt n’était que l’arbre et les ressources propres la forêt?

Afin de faciliter le remboursement des financements levés sur le marché et de contribuer à réduire la pression sur les budgets nationaux, la Commission envisage quatre pistes de nouvelles ressources propres:

 

  • l’extension des ressources propres fondées sur le système d’échange de quotas d’émission aux secteurs maritime et aérien;

 

  • un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières extérieures de l’Union;

 

  • une taxe sur les entreprises du numérique dont le chiffre d’affaires annuel global est supérieur à 750 millions d’euros;

 

  • une ressource propre fondée sur les activités des grandes entreprises tirant le plus de bénéfices de l’existence du marché unique.

Exceptionnelle par son volume – 750 milliards d’euros – et ses modalités – des subventions et non simplement des prêts aux États membres –, la proposition de la Commission européenne de créer un instrument de relance pour faire face aux conséquences de la pandémie de Covid-19 modifie profondément la dynamique des négociations du cadre financier pluriannuel. Mutualisation des dettes et création de nouvelles ressources propres, des sujets jusqu’alors tabous s’en trouvent relancés.

Le choc économique sans précédent lié à la pandémie de Covid-19 a conduit la Commission européenne à proposer, parallèlement au cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027, un instrument de relance massif concentré sur les exercices 2021 à 2024. Doté de 750 milliards d’euros qui seraient alloués sous forme de subventions et de prêts, ce programme serait financé par l’émission d’obligations sur les marchés financiers. Cette initiative est tout à fait exceptionnelle car, si la Commission a déjà eu recours à l’emprunt, cela a toujours été pour prêter à des États membres ou à des pays tiers. Jamais de tels volumes n’ont été empruntés, a fortiori pour verser des subventions. Bien que très encadrée, ciblée et limitée dans le temps, il s’agirait d’une première expérience significative de mutualisation des dettes à l’échelle européenne. Il pourrait aussi s’agir d’un pas dans le sens de la constitution de nouvelles ressources propres. En effet, sauf à réduire à l’avenir la force de frappe des politiques européennes ou à augmenter le montant de la contribution des États membres au financement du budget européen, le remboursement de cet emprunt ne manquera pas de poser la question de la création de nouvelles ressources, sujet trop souvent négligé dans les négociations budgétaires européennes.

L’Union européenne a déjà eu recours à l’emprunt

Le 9 avril 2020, au terme d’âpres négociations, les ministres des finances de l’Union européenne sont parvenus à un accord sur une réponse économique globale à la crise générée par la pandémie de Covid-19. Les trois piliers de ce cadre d’intervention d’urgence, doté de 540 milliards d’euros, visaient à mettre rapidement en place des protections additionnelles pour les salariés, les entreprises et les États. Ont ainsi été créés un mécanisme de soutien temporaire à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence (SURE), un Fonds européen de garantie pour les entreprises mis en place par la Banque européenne d’investissement (BEI) et une Facilité permettant au mécanisme européen de stabilité (MES) de venir en aide aux États de la zone euro sous forme de prêts à hauteur de 2% de leur produit intérieur brut (PIB).

À l’initiative notamment de la France, l’accord comportait un quatrième pilier, avec la perspective de la création d’un Fonds de relance, temporaire, ciblé et proportionné aux coûts de la crise, permettant de financer par le biais du budget de l’Union européenne des programmes contribuant à relancer l’économie. À l’issue de la vidéoconférence des chefs d’État ou de gouvernement du 23 avril 2020, la présidente de la Commission européenne avait estimé, lors de sa conférence de presse, disposer d’un mandat pour proposer un instrument qui mobiliserait la capacité de la Commission à emprunter afin d’octroyer aux États membres des prêts et des subventions. L’initiative franco-allemande du 18 mai 2020 a donné une caution politique très forte à cette approche en préconisant une enveloppe de 500 milliards d’euros sous forme de dépenses budgétaires.

En soi, la possibilité pour la Commission européenne d’emprunter sur les marchés ne constitue pas une nouveauté. Elle y a déjà eu recours selon trois modalités distinctes:

  • L’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoit la possibilité pour le Conseil, sur proposition de la Commission, de prendre «dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées» (paragraphe 1) et «accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union européenne» à un État membre lorsqu’il rencontre ou risque de connaître des graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements échappant à son contrôle (paragraphe 2). C’est sur cette base qu’a été créé en 2010 le mécanisme européen de stabilisation financière (MESF) qui autorise la Commission européenne à emprunter jusqu’à 60 milliards d’euros sur les marchés financiers au nom de l’Union et avec une garantie du budget européen. Il a été actionné en faveur de l’Irlande et du Portugal entre 2011 et 2014, ainsi que de la Grèce en juillet 2015. Cet article a également servi de base juridique à la création de l’initiative SURE permettant à la Commission d’emprunter 100 milliards d’euros d’ici à décembre 2022.

 

  • L’article 143 TFUE prévoit la possibilité d’apporter un «concours mutuel» aux États membres hors zone euro «en cas de difficultés ou de menace grave de difficultés dans (leur) balance des paiements». Entre 2008 et 2009, la Commission européenne a ainsi souscrit des emprunts pour soutenir la Hongrie, la Lettonie et la Roumanie. Dans le contexte de la crise du Covid-19, les États non membres de la zone euro ont la possibilité de faire appel à cet instrument lié à la balance des paiements.

 

  • Enfin, l’article 212 TFUE permet à la Commission d’emprunter pour prêter à des États tiers autres que les pays en développement dans le cadre de l’assistance macro-financière. Cet instrument est régulièrement utilisé, notamment en soutien d’États relevant de la politique de voisinage, au sud comme à l’est de l’Union européenne. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, dix pays des Balkans occidentaux, du pourtour méditerranéen et du partenariat oriental y ont déjà eu recours.

Ces instruments ont donc en commun d’adosser des prêts – aux pays de la zone euro, aux États membres hors zone euro ou aux États tiers – à la capacité d’emprunt de la Commission. Conformément au principe d’équilibre budgétaire, tel qu’il résulte de l’article 310 TFUE et de l’article 17 du règlement financier applicable au budget de l’Union européenne, l’Union ne souscrit en revanche pas d’emprunt dans le cadre du budget.

Emprunt: une finalité et un volume inédits

Le plan de relance proposé par la Commission européenne est tout à fait exceptionnel, en ce qu’il conduit à opérer un changement à la fois d’échelle et de finalité en matière de recours à l’emprunt.

En complément d’un cadre financier pluriannuel 2021-2027 renforcé (1100 milliards d’euros (prix 2018) en crédits d’engagement), la Commission propose la création d’un instrument de relance (‘Next Generation EU’), doté de 750 milliards d’euros (prix 2018, crédits d’engagement) qui viendrait, de manière ciblée et temporaire, renforcer les politiques européennes. Son financement serait, à titre exceptionnel, assuré par l’émission d’obligations sur les marchés sur la période 2021-2024. Il s’agit là d’un montant considérable puisqu’il représente l’équivalent de cinq budgets européens annuels supplémentaires concentrés sur seulement quatre exercices.

L’utilisation d’un tel emprunt serait également sans précédent car les deux-tiers (500 milliards d’euros) du montant emprunté viseraient à verser des subventions, tandis que le solde (250 milliards d’euros) serait investi sous forme de prêts aux États membres.

La clé de voûte de cet édifice réside dans la Décision du Conseil sur le système des ressources propres, prise en vertu de l’article 311 TFUE. Ce texte doit permettre de rendre l’emprunt possible, à la fois juridiquement et financièrement.

Juridiquement d’abord, car l’introduction dans la Décision du Conseil sur le système des ressources propres d’une disposition permettant, à titre exceptionnel et temporaire, d’emprunter a pour finalité de sécuriser juridiquement le dispositif. Promu par l’initiative franco-allemande, le recours à ce vecteur juridique peut apparaître paradoxal car, dès lors qu’ils doivent être remboursés, les emprunts ne constituent pas une ressource propre. La vertu de ce choix tient à ce que cette base juridique permet non seulement de garantir que le principe et les modalités du recours à l’emprunt sont adoptés à l’unanimité par les États membres, mais également que les parlements nationaux conservent la maîtrise de l’évolution des finances publiques européennes. La Décision du Conseil sur le système des ressources propres fait en effet l’objet d’une ratification par les États membres selon leurs procédures constitutionnelles respectives. Dans l’ordre juridique européen, c’est donc par une décision ayant un rang de quasi-traité que la nature sans précédent et le montant exceptionnel de l’emprunt seraient autorisés. Les moyens ainsi générés seraient ensuite utilisés dans le cadre du programme ‘Next Generation EU’ qui aurait pour base légale l’article 122 TFUE, déjà utilisé pour le mécanisme SURE.

Par ailleurs, le produit de l’emprunt venant abonder des programmes européens serait traité comme une recette affectée externe au sens de l’article 21 du règlement financier, c’est-à-dire une recette qui, par dérogation au principe d’universalité, est utilisée à des fins spécifiques en complément des crédits autorisés dans le cadre de la procédure budgétaire annuelle. Le recours à cette disposition, permettant de placer hors balance budgétaire les 500 milliards d’euros destinés à être versés sous forme de subventions, vise à ne pas contrevenir au principe d’équilibre budgétaire.

Financièrement ensuite, car il convient de montrer aux investisseurs que le budget de l’Union européenne pourra en toutes circonstances remplir son obligation de remboursement. Pour ce faire, il est nécessaire d’augmenter le plafond des ressources propres, c’est-à-dire le montant maximum de ressources que la Commission peut, pour une année donnée, demander aux États membres afin de financer les dépenses de l’Union. La Commission propose donc de porter le plafond des ressources à 2% du revenu national brut (RNB) de l’Union européenne : une première augmentation de 1,29% dans sa proposition de mai 2018 à 1,4% dans sa nouvelle proposition vise à tenir compte des incertitudes économiques et du départ du Royaume-Uni tandis qu’une augmentation supplémentaire, exceptionnelle et temporaire de 0,6 point de pourcentage permettra d’accroître le volume de la marge de manœuvre, c’est-à-dire l’écart entre le plafond du cadre financier pluriannuel et le plafond des ressources propres. Cette marge de manœuvre ferait office de garantie pour les investisseurs et permettrait donc à la Commission d’emprunter à des conditions favorables sur les marchés. Le relèvement du plafond des ressources propres viendrait à expiration lorsque tous les fonds auront été remboursés et que tous les engagements auront cessé d’exister.

Ressources propres: vers une rupture systémique?

La proposition de Décision du Conseil sur le système des ressources propres précise bien, en son article 3a, le caractère exceptionnel du recours à l’emprunt, condition au demeurant indispensable à sa négociabilité au sein du Conseil. Sauf à imaginer une évolution radicale des positions de certains États membres, aujourd’hui peu probable, ce précédent lié à la pandémie de Covid-19 ne garantit donc pas que cette opération ponctuelle engage l’Union de manière durable dans la voie d’une mutualisation des dettes.

La question des conditions du remboursement de la part de l’emprunt mobilisée aux fins de subventions pourrait en revanche être à l’origine d’une rupture systémique dans la conception même des finances européennes.

Alors que les prêts seraient remboursés par les États membres bénéficiaires, les fonds qui auraient été alloués sous forme de subventions devraient être remboursés sur les budgets futurs de l’Union européenne après 2027 et au plus tard en 2058, sans que le montant annuel du remboursement n’excède 37,5 milliards d’euros. Trois options théoriques pour assumer la charge de ces remboursements sont donc envisageables : diminuer les dépenses de l’Union après 2027, augmenter les contributions des États membres ou créer de nouvelles ressources propres.

Afin de faciliter le remboursement des financements levés sur le marché et de contribuer à réduire la pression sur les budgets nationaux, la Commission envisage de proposer, à un stade ultérieur de l’exercice financier, de nouvelles ressources propres supplémentaires qui viendraient s’ajouter à celles déjà proposées en 2018 reposant sur l’assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés, le régime d’échange de droits d’émission de CO² et une contribution nationale calculée en fonction du volume des déchets d’emballages plastiques non recyclés.

Elle identifie à cet effet quatre pistes, sans leur donner pour autant une assise juridique : l’extension des ressources propres fondées sur le système d’échange de quotas d’émission aux secteurs maritime et aérien ; un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières extérieures de l’Union ; une taxe sur les entreprises du numérique dont le chiffre d’affaires annuel global est supérieur à 750 millions d’euros ; une ressource propre fondée sur les activités des grandes entreprises tirant le plus de bénéfices de l’existence du marché unique.

La Commission a décidé de ne pas proposer l’introduction de ces nouvelles ressources propres dans sa proposition révisée de Décision du Conseil sur le système des ressources propres, de manière à ne pas en faire une composante du paquet global à négocier immédiatement. Elle l’explique principalement par le caractère moins urgent de cette décision, les remboursements ne devant intervenir que lors du cadre financier pluriannuel commençant en 2027. Il convient également d’y voir un élément plus tactique dans la négociation, les États les plus rétifs à l’émission d’emprunts figurant également parmi ceux qui sont les plus hostiles à la création de nouvelles ressources propres. Ils y voient souvent une avancée fédérale qu’ils ne sont pas disposés à consentir. Pour autant, rien ne garantit que le séquençage de la négociation conduise à un assouplissement de la position de principe de certains États membres défavorables à la création de nouvelles ressources propres, synonymes d’un lien direct entre une base taxable et le budget de l’Union européenne.

Des obstacles importants à surmonter

La séduction que peut exercer le scénario proposé par la Commission se heurte à des obstacles qu’il conviendra de surmonter dans la négociation.

Le premier tient à l’opposition entre certains États contributeurs nets, souvent qualifiés de frugaux, qui consentent à ce que la Commission emprunte mais uniquement pour prêter et les pays les plus touchés par les conséquences de la pandémie qui revendiquent un soutien sous forme de subventions, l’état de leurs finances publiques ne leur permettant pas d’ajouter une nouvelle couche de dettes.

Le second a trait à la création de nouvelles ressources propres. À court terme, la question est de savoir si les États peuvent accepter une dichotomie entre une décision immédiate de recourir à l’emprunt et des décisions différées sur les modalités de son remboursement. À moyen terme, la question plus fondamentale est de savoir comment lever les réticences de certains États membres à l’égard de la création de nouvelles ressources. Cette question a trop souvent été un angle mort des négociations budgétaires européennes alors même qu’elle est décisive pour sortir des débats stériles sur le juste retour et donner corps à l’idée de solidarité européenne.

Le troisième est un enjeu de calendrier. Toute la construction juridique de la proposition de la Commission repose sur la possibilité d’une approbation et d’une ratification avant la fin de l’année de la Décision du Conseil sur le système des ressources propres. Cela reviendrait à mener à bien en quelques mois une procédure de ratification qui jusqu’alors a requis au moins une année et demie. Le pari est sans doute très audacieux mais l’ampleur de la crise économique a déjà fait tomber nombre de tabous et créé nombre de précédents.

Ancien président du comité budgétaire du Conseil de l’Union européenne, Stéphane Saurel est maître de conférences invité à l’Université Saint-Louis (Bruxelles) et dispense régulièrement des formations à l’École nationale d’administration (ENA). Il est l’auteur de l’ouvrage Le Budget de l’Union européenne (Collection Réflexe Europe, La Documentation française, mai 2018).

Photo: Conférence de presse de Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, sur le budget (cadre financier pluriannuel (CFP) et instrument de relance) après son allocution en plénière du PE / Photographe: Etienne Ansotte / Union européenne, 2020 / Source: EC – Service audiovisuel

© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.