France – Europe: Je t'aime, moi non plus

En temps de COVID19, commencer par analyser objectivement qui fait quoi et qui est responsable de quoi pourrait permettre d’afficher une meilleure représentation des responsabilités collectives des échecs mais aussi des réussites de l’Union.

Membres fondateurs de l’Union européenne, les Français seraient-ils sur le point de céder aux sirènes de l’euroscepticisme? Certes, 53% d’entre eux déclarent encore rester attachés à l’UE, mais avec une défiance accrue de près de 30 points entre 2007 et 2019.

Une étude: «Les Français et l’Europe, entre défiance et ambivalence, l’indispensable ‘retour de l’Europe en France’»; et trois hommes: Bruno Cautrès, Thierry Chopin et Emmanuel Rivière, respectivement chercheur au CNRS, Professeur de science politique à l’Université catholique de Lille (ESPOL), Président du Centre Kantar sur le Futur de l’Europe. Et une question sous-jacente: entre montée des partis populistes et défiance accrue envers les politiques de l’Union, les Français auraient-ils entamé un virage à 180° envers un projet européen qu’ils portent depuis ses débuts, au point d’en venir à s’interroger sur l’opportunité d’un Frexit, que certains appellent désormais de leurs vœux?

58% des Français ne font pas confiance à l’UE

Posée quinze ans en arrière, cette question n’aurait très vraisemblablement recueilli que railleries et incompréhension. Mais cela serait sans compter que la donne a depuis bien évolué. Aujourd’hui, note l’étude, «bien que 53% des Français interrogés déclarent rester attachés à l’UE, 58% expriment une défiance vis-à-vis de d’elle (+11 points de pourcentage par comparaison avec la moyenne européenne), soit l’un des niveaux d’euroscepticisme parmi les plus élevés de l’Union». En outre, «avec l’Autriche et le Danemark, la France fait partie des trois pays membres où les partis fortement opposés à l’intégration européenne sont devenus des forces politiques de première importance». Enfin, «la défiance vis-à-vis de l’UE s’est accrue de près de 30 points entre 2007 et 2019!».

Paradoxe ou presque de la situation, depuis François Mitterrand, rarement la France n’a, au moins en termes de communication politique, semblé plus impliquée et motrice depuis la prise de fonction d’Emmanuel Macron, scénarisée au Louvre sur fond d’«Ode à la joie» et de drapeau étoilé. Pour tout pro-européen, une image d’espoir de retour aux sources des valeurs fondatrices de l’Union et assumées comme tel. Ce soir là, tout «bon Européen» ressentait une fierté profonde de ré-appartenir à une Europe dont la France serait à nouveau moteur, après plusieurs années d’errance, principalement entamées après la débâcle du référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe. Depuis, chez les europhiles, avait laissé place à une certaine béatitude un sentiment brouillon, entre difficulté à assumer leur positionnement partisan et le maniement d’une forme d’arrogance pour assoir, auprès de leurs opposants idéologiques, une légitimité d’appartenance à l’Union. «Après moi, le déluge», pour paraphraser Madame de Pompadour; la Commission «de la dernière chance» pour l’Union, pour reprendre les termes de Jean-Claude Juncker, lors de sa première intervention publique, le 9 septembre 2014.

Pas d’euroscepticisme généralisé

Le Louvre devait marquer le réveil européen de la France. Le quatrième et dernier mouvement de la 9e Symphonie de Beethoven, redonner confiance et envie. Trois ans ont depuis passé et après de multiples crises sociales et politiques internes, l’orchestre s’est tu et la défiance envers l’Union accentuée, parallèlement à celle envers les «élites» politiques hexagonales. Huit siècles d’histoire revisités en une grandeur européenne nationale n’auront pas suffit: bien au contraire, le malaise reste persistant et gagne en profondeur. Mais résumer la défiance grandissante des Français envers l’Union à une opposition à ses valeurs et ses objectifs serait sans doute un peu précipité, notent les auteurs. «Bien que l’attitude des Français vis-à-vis de l’Europe soit empreinte de morosité et de défiance, il ne faut pas conclure de manière hâtive à un euroscepticisme généralisé et sans nuances». Selon eux, «il est important de distinguer deux types de ‘soutien politique’: le ‘soutien diffus’ (sentiments et attitudes les plus abstraits: adhésion à une vision, à des valeurs…) et le ‘soutien spécifique’ (évaluation de l’efficacité des actions menées à l’échelle de l’UE). À partir de cette distinction, il est possible d’identifier un premier élément caractéristique du rapport ambivalent des Français à l’Europe: le soutien à l’UE est d’autant plus élevé – poursuivent-ils – qu’il s’exprime au niveau le plus diffus (tandis que 53% des Français sont attachés à l’Europe, 57% des Français estiment que l’Union européenne est «éloignée» et 65% pensent qu’elle n’est pas ‘efficace’ contre 49% pour l’ensemble des opinions des pays membres).

Lignes de fracture

Jouent, dans cette catégorisation, plusieurs lignes de fracture, dont sociale: l’intégration européenne (tout à l’inverse des plus jeunes et des plus âgés, des catégories supérieures et des urbains, et de ceux qui ont poursuivi leurs études jusqu’à l’âge de 20 ans et au-delà) est «négativement perçue par les classes populaires, les ouvriers, les chômeurs, et ceux qui ont terminé leurs études avant l’âge de 16 ans», qui voient en l’Europe une menace de perte d’emplois ou des protections sociales nationales. «Plombier polonais», travailleurs détachés, gestion de la crise grecque ne sont que quelques exemples de cette perception, alliées à une hostilité historique au libéralisme soutenu par nos partenaires européens. «Les représentations négatives du libéralisme, du libre-échange et de la concurrence impactent négativement le rapport que maints Français entretiennent au marché qui constitue le cœur de l’Union européenne», ajoutent les auteurs. Ainsi, pour 40% des Français, le libéralisme est associé à quelque chose de négatif. 30% (en dernière position parmi les pays étudiés) ne voient pas le libre-échange de manière plus sereine. Enfin, pour 29% d’entre eux, la concurrence n’échappe pas à ce jugement. Si l’on ajoute à cela que la France est, avec la Grèce et le Royaume-Uni, l’un des rares pays plus sévère sur le fonctionnement de la démocratie en Europe que sur le territoire national, le tableau d’ensemble n’a rien de rassurant pour le camp europhile.

54% néanmoins en faveur de plus d’Europe

Paradoxalement, «sur un certain nombre de dimensions testées dans les enquêtes Eurobaromètre, la France ne se distingue pourtant pas par le caractère rétif ou eurosceptique de ses habitants», relève l’étude. Interrogés ainsi sur la possibilité que leur pays puisse mieux faire face à l’avenir en dehors de l’Europe, «30% des Français, soit le 12ème rang européen, expriment cette croyance, contre 58% qui la réfutent». «C’est également le cas quand il s’agit d’approuver que plus de décisions soient prises au niveau européen. 54% des Français approuvent cette idée, proportion qui égale la moyenne européenne. C’est du reste aussi le cas en Italie (54%) et presque le cas en Grèce (52%), dont les populations expriment par ailleurs une défiance à l’égard de l’Europe proche de celle des Français». Plus encore, le positionnement pro-européen des Français s’affute dès lors que les questions débattues touchent à certains enjeux stratégiques ou sociétaux, parmi lesquels la mise en place d’une politique commune de défense, étrangère ou d’immigration communes. «Les Français sont également très nombreux (81% dans l’Eurobarometre standard du printemps 2019) et au-dessus de la moyenne de l’UE (78%) pour réclamer que davantage de décisions soient prises au niveau européen. L’environnement et le défi climatique en particulier constituent un thème caractéristique où l’UE est attendue parce que, selon les Français, elle dispose de la taille critique indispensable pour agir au bon niveau». Ajoutez à cela que 72% des Français continuent à soutenir le principe d’une union monétaire et de la monnaie commune, le tableau d’ensemble reprend des couleurs.

L’Europe n’est pas une «France en grand»

Indécis, volatiles, schizophrènes, alors, les Français? Non, relèvent les auteurs de l’étude. Car, d’une certaine manière, ce décalage résume bien un certain malaise d’une France répartie en trois cercles : europhiles, eurosceptiques et ambivalents. Et plus particulièrement, celui de ces derniers «basculant d’un bord à l’autre dans leur perception de l’Europe: l’idée est belle, mais ça ne marche pas comme ils le souhaiteraient. Cette Europe qu’ils n’envisagent pas de quitter, ils ont souvent l’impression d’en constater davantage les limites que les vertus. Ils ont un problème relationnel avec une Europe qui leur échappe» et à laquelle, la scénographie du Louvre ne les a pas davantage préparés que par le passé.

Rester à la barre du navire

Principal conseiller aux affaires étrangères de Jimmy Carter et plus récemment nommé conseiller aux affaires étrangères par le président Barack Obama lors de sa campagne présidentielle, Zbigniew Brzezinski n’avait d’ailleurs pas manqué de le remarquer en son temps: «A travers la construction européenne, la France vise la réincarnation, l’Allemagne la rédemption. (…) L’Europe fournit à la France le moyen de renouer avec sa grandeur passée (…). La création d’une ‘véritable’ Europe ‘de l’Atlantique à l’Oural’, selon les termes du général de Gaulle, vise à mettre un terme à cette situation inadmissible. Et ce projet, puisqu’il doit être conduit depuis Paris, rendra à la France la grandeur qui, selon ses citoyens, correspond à la destinée élective de la nation». Or, si la chose était encore envisageable à six membres fondateurs, l’élargissement européen a progressivement scellé une telle ambition, au point, pour Paris de devoir régulièrement justifier d’une certaine influence sur Berlin (ou à défaut d’une co-décision avec l’Allemagne) pour assoir une place qu’elle n’occupe désormais que très relativement auprès de ses partenaires. Cela, d’une certaine, manière, lui donne un sentiment de rester à la barre du navire de son propre récit politique européen. Mais cette chimère se heurte à une réalité bien plus brutale que ni médias ni élus hexagonaux n’ont véritablement pris soin d’expliquer aux citoyens: l’Union ne se gère pas comme la France. L’Europe n’est pas une «France en grand». La culture ethnocentrée de l’Etat unitaire ne s’impose pas à un ensemble d’Etats qui ont fait du compromis leur règle de fonctionnement.

Incompréhensions franco-françaises

Berlin joue encore le jeu du moteur franco-allemand, mais qu’en serait-il si ses dirigeants venaient à préférer à cette dynamique un axe différent et s’appuyait, plutôt que sur Paris, par exemple sur Rome, Varsovie ou Madrid? Quelle grandeur de la France resterait-il d’un tel schéma? Paris peut certes proposer, impulser, chercher à convaincre mais elle ne peut décider seule, pas plus qu’uniquement à deux avec son voisin d’Outre-Rhin. Et c’est sans doute là l’une des grandes incompréhensions franco-françaises du fonctionnement de l’Union, allié à un manque d’information sérieuse sur la réalité des prises de décisions au niveau communautaire et à une certaine avidité des élus hexagonaux à s’octroyer (à tort) tous les mérites des succès européens et d’en renvoyer les échecs à leurs homologues continentaux. La crise du COVID-19 est, de ce point de vue, relativement significative: peu, voire pas de décryptage réel des mesures prises par la Commission ou la Banque centrale européenne dans les mass média et un rejet de l’échec collectif des débuts de la gestion de la pandémie vers l’Union, alors qu’elle n’était de loin pas pleinement compétente en la matière, les Etats membres s’étant opposés à faire des questions sanitaires une compétence de l’Union. Mais qui, à des fonctions électives ou sur des chaînes infos, pour le dire honnêtement, objectivement en France? Quelle(s) prise(s) de parole forte(s) d’Amélie de Montchalin, Secrétaire d’État française, chargée des affaires européennes pour expliquer l’implication et l’importance économiques des prises de décisions communautaires pour anticiper l’après-confinement?

La force du compromis

Ce scénario n’est pas nouveau,. «C’était le cas, déjà, lors de la crise des dettes souveraines, tout comme ce l’était lors de la crise des migrants. Dans les deux cas l’UE a déçu. Elle s’en est relevée, aux yeux des citoyens, mais pas partout et surtout pas en France». Pourtant, la Commission européenne, au moins dans le cas de la gestion de la crise migratoire, avait agi, proposé des solutions communes, à commencer par une répartition par quotas démographiques sur le territoire communautaire des populations réfugiées. Ceci, ne serait-ce – au nom de la solidarité européenne – que pour désengorger sur le plan sanitaire l’Italie et la Grèce. Les Etats, là encore, ont rejeté cette option au niveau national, certains allant jusqu’à construire des murs anti-migrants. Alain Lamassoure, ancien député européen et ministre français des affaires européennes avait coutume de dire que l’un des plus grands maux de l’Union n’était pas qu’elle se définissait par trop d’Europe mais par trop peu d’Europe. Or, l’une des caractéristiques soulevées par l’étude est que «chez les ambivalents, l’adhésion de principe au projet (européen), dans sa dimension d’ouverture et de coopération, est trop peu nourrie de preuves pour pouvoir s’accommoder de cette méconnaissance et de cet éloignement» de l’Union. Commencer par analyser objectivement qui fait quoi et qui est responsable de quoi pourrait permettre – dans l’opinion publique – d’afficher une meilleure représentation des responsabilités collectives des échecs mais également des réussites de l’Union. Sans doute cela permettrait-il aussi une autre chose fondamentale: faire non seulement comprendre aux Français, mais aussi leur prouver, que sans la force du compromis inhérent à la culture politique de l’Union, rien ne permettra (ou si peu) à la France de se reconnecter avec un récit national européen en partie fantasmé.

Le crash test de l’après COVID

Beaucoup resterait d’ailleurs à faire en ce sens, pour gagner un peu en humilité et lucidité qui nous font défaut: à commencer par enseigner que Napoléon Bonaparte n’a pas été perçu en Europe comme le grand humaniste que dépeignent (encore) nos manuels scolaires, pas plus que la victoire lors des deux guerres mondiales ne sont celles de la France qui ne s’est retrouvée dans le camps des vainqueurs que du fait de l’intervention de ses alliés. Des compromis avaient alors dû être faits, la France résistante avait su les faire, en redescendant un peu de son piédestal. La Communauté européenne du charbon et de l’acier, puis la Communauté économique européenne se sont, au sortir de la guerre, construites sur ces bases, celles de la primauté de l’intérêt collectif et non de la communication politique. Si la France venait à se remémorer cela plutôt que de se draper d’apparats dont elle ne dispose plus depuis longtemps, et pensait collectif plutôt que de défendre son pré-carré national (lui aussi en grande partie fantasmé), sans doute une part des «ambivalents» seraient-ils davantage susceptibles de se laisser séduire par l’Union. Cela vaut certes pour la France mais sans doute aussi pour de nombreux autres pays membres pour lesquels les mots solidarité et ambition collective partagée peinent de plus en plus à émerger dans les discours politiques nationaux et, de ce fait, des institutions communautaires. De ce point de vue, remettre, au sein des exécutifs nationaux, en adéquation «soutien diffus» aux valeurs et aux principes de l’UE et «soutien spécifique» à aux politiques publiques de l’Union, serait une avancée non négligeable pour inverser la croissance eurosceptique. La gestion de l’après COVID-19 et de la crise socio-économique à venir sera à ne pas en douter un test majeur pour l’Union et la France en particulier.

Christophe Nonnenmacher est Directeur du Pôle européen d’administration publique de Strasbourg

Photo: Emmanuel Macron au Louvre / Source: French Embassy in the U.S. Sous creative commons

© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.