Crise syrienne: l’incroyable capitulation européenne

«Nous (Européens) prenons la parole ou nous dénonçons et, lorsque nous sommes unis, nous condamnons – au mieux – mais nous n’agissons jamais réellement» (Hilde Vautmans, MEP Renew Europe)

Par Farouk Atig, Alexandre Mahler, Clara Doïna-Schmelck (à Paris), David Krasovec (à Moscou) et Christophe Nonnenmacher (à Strasbourg)

Huit jours après le déclenchement de l’opération turque «Source de Paix» au Nord de la Syrie, plus de 130.000 civils majoritairement kurdes ont déjà été déplacés sans que l’Union européenne ne soit en mesure de faire plier un Recep Tayip Erdogan hermétique aux menaces de sanctions. Entre Paris, Strasbourg, Istanbul et Moscou, Eutalk et le magazine Intégrale reviennent sur une capitulation annoncée: celle d’une Union européenne qui, à la veille du Conseil Européen des 17 et 18 octobre, se montre pour l’heure incapable de peser sur un conflit armé à ses frontières.

Nouvelle catastrophe humanitaire en vue

«Que vouliez-vous que l’on fasse ? Si nos populations sont apeurées à l’idée que Damas souffle le chaud et le froid dans notre région, elles le sont encore plus de l’éventualité que les chars turcs les exterminent. Nos équipements sont usés, les Américains nous lâchent, nous n’avons presque plus de réserves en cash, nous n’avions pas d’autre choix».

Ce compte-rendu catastrophiste émane de Yacin, sous-officier de 38 ans stationné dans la région de Aïn Issa (gouvernorat de Raqqa, dans le Nord de la Syrie, ndlr) s’exprimant au nom des combattants kurdes, qu’Intégrale a interrogé en exclusivité en milieu d’après-midi via le réseau Whatsapp.

Près d’une semaine après le début de l’offensive turque dans le Rojava (zone tampon du nord de la Syrie à dominante kurde, ndlr) baptisée sans ironie «Source de paix» par Ankara, la situation à Aïn Issa, et les communautés avoisinantes toujours sous contrôle kurde, est décrite, par les civils encore présents, comme «catastrophique et apocalyptique». Signe de l’accélération de la crise, même les ONG internationales (exception faite des agences de l’ONU) ont fini par jeter l’éponge, annonçant un retrait total et immédiat de leurs effectifs dans un bref communiqué relayé par les autorités kurdes de Syrie cet après-midi.

Sur un plan strictement militaire, le dernier bilan rapporté par l’OSDH (Observatoire syrien des Droits de l’homme) fait état d’au moins 135 combattants kurdes des FDS tués, contre au moins 120 côté turc, ainsi que 70 victimes civiles au bas mot. Sur le plan humanitaire, 160 000 habitants de la sous-région ont été poussés sur les routes de l’exil en l’espace de quelques jours, conséquence directe de cette opération militaire dont le but est de créer une «zone de sécurité» de 32 kilomètres.

Sécurité, non pas pour les civils, mais bien pour Ankara qui entend nettoyer la zone des « terroristes » qui s’y trouvent. Par terroristes, comprenez les combattants de l’État Islamique dont le nombre s’est pourtant réduit comme peau de chagrin au cours des derniers mois. Mais surtout les milices kurdes des FDS et du YPG, alliés de Washington et Paris dans la guerre contre Daesh depuis 2014, et qu’Ankara rêve de voir disparaître totalement de la région.

Une Europe indignée mais réservée

Dans une déclaration commune, les ministres des Affaires étrangères de l’UE réunis en urgence à Luxembourg ont condamné l’opération turque, qui selon eux, «compromet gravement la stabilité et la sécurité de l’ensemble de la région». Difficile d’imaginer réaction plus contenue, mais concrètement de quelle marge de manœuvre et de quels moyens de pression l’Europe dispose-t-elle?

Car si la crise syrienne s’invite bien à l’ordre du jour du Conseil Européen des 17 et 18 octobre à Bruxelles, la prudence reste encore de mise. Lors d’une visite à Chypre, Donald Tusk, président du Conseil européen, s’est pour l’heure contenté de ce simple avertissement: «Ankara doit comprendre que notre principale préoccupation est que ses actions puissent conduire à une autre catastrophe humanitaire, ce qui serait inacceptable». Quelque peu plus incisive, Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a quant à elle obtenu que «tous les États membres s’engagent clairement en faveur de positions nationales fortes en ce qui concerne leur politique d’exportation d’armements vers la Turquie, en se fondant sur la disposition de la position commune 2008/944/PESC concernant le contrôle des exportations d’armements». Et celle-ci de se féliciter « qu’un coup d’arrêt (ait été) mis» à la livraison d’armes en Syrie. Mais la réaction reste bien timide au regard de la situation sur le terrain et se résume en la simple application d’un texte de 2008 stipulant notamment dans son article 2c que «les États membres refusent l’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est envisagée servent à commettre des violations graves du droit humanitaire international». Côté Parlement, si l’ensemble des groupes parlementaires ou presque s’accordent pour dénoncer ouvertement les agissements d’Ankara, le constat opéré par la la députée belge Hilde Vautmans (Open Vlaamse Liberalen en Democraten) résume à l’inverse une réalité tout autre. Parallèlement coordinatrice de Renew Europe au sein de la commission parlementaire des affaires étrangères, Vautmans déplore que «l’Europe est trop conciliante. Nous nous cantonnons dans une attitude attentiste, ajoute-t-elle. Nous prenons la parole ou nous dénonçons et lorsque nous sommes unis, nous condamnons – au mieux – mais nous n’agissons jamais réellement. Voilà pourquoi nous laissons d’autres puissances dicter les prochaines étapes d’un conflit qui parfois nous affecte aussi. Il est temps que les États membres se rendent compte que seule une Europe unie, dotée de suffisamment de puissance coercitive, sera pertinente dans le monde d’aujourd’hui. Pas dans le monde de demain, dans le monde d’aujourd’hui». Or, cette unité des Etats membres a déjà été contrariée par le positionnement du Premier ministre bulgare Boïko Borissov, qui déclarait le 12 octobre vouloir demander à ses «collègues à Bruxelles de cesser leurs attaques incessantes» contre Recep Tayip Erdogan.

«Chaque embargo rend Erdogan un peu plus fort»

Seul levier à peine plus crédible, l’arme économique pourrait être brandie par les institutions communautaires. ««L’Union européenne n’est pas en position de force pour influencer ceux qui sont sur le terrain, a ainsi reconnu le député allemand Michael Gahler et porte-parole du groupe PPE sur les Affaires étrangères. Mais nous, au Parlement européen, discutons actuellement du budget de l’année prochaine, y compris de l’aide de pré-adhésion en faveur de la Turquie. L’une des réactions de notre part pourrait être de réduire le budget prévu à cet effet. Cela devrait indiquer clairement à M. Erdogan que nous n’apprécions nullement cette nouvelle action exercée dans un pays voisin». A ceci près, qu’espérer une réponse positive d’Ankara serait bien méconnaître la psychologie turque, confiait ce matin à EuTalk la journaliste turque et membre du conseil éditorial de Cumhuriyet Mine Kirikkanat: «Ce qui est véridique est que chaque embargo rend Erdogan un peu plus fort et met la crise économique que nous traversons sur le dos de l’Occident. Sanctionner la Turquie arrange Erdogan. Chaque sanction renforce sa position islamo-nationaliste. Pas plus tard qu’hier, lors de sa participation au 7ème Sommet des Pays turcophones, aussi appelé Conseil turc, Erdogan a appelé tout le monde à se ranger derrière la Turquie, à l’image d’un Enver Pascha qui voulait, au début du XXème siècle, fédérer toute l’Asie turcophone derrière lui».

Quant à la population turque, «tout opposant, ne serait-ce que sur les réseaux sociaux – est menacé de garde-à-vue, poursuit Mine Kirikkanat. Plus de 200 ont déjà été ordonnées ces derniers jours». Le salut militaire des joueurs de l’équipe nationale de football n’a de même rien d’anodin. Il est le reflet de cette psychologie d’unité derrière le Raïs. «Quand les joueurs ont vu que la population les a largement soutenu lors de leur premier salut militaire face à l’Albanie, ils l’ont sciemment réitéré, en France. L’opposition nationaliste soutient à nouveau Erdogan alors qu’elle avait appelé à faire barrage contre lui lors des dernières municipales. A la frontière Syrienne, un correspondant de A Haber, une chaîne d’information fidèle à Erdogan, est allé jusqu’à poser avec un sabre et une hâche! Ce que les Européens et les Occidentaux ne semblent pas comprendre est que quoique décident l’Union européenne ou les Etats-Unis, cette guerre ira jusqu’à son terme».

Moscou agite son premier carton jaune

Vu de Moscou, les choses sont à la fois simples et complexes. Simples parce que le retrait américain est une «victoire» facile à mettre en image, cela fait un acteur encombrant de moins dans la région et renforce la position de légitimité de Bachar el-Assad aux yeux des opinions publiques. Simple également parce que cette posture confirme la pertinence de l’approche réaliste des «démocraties dirigées» (Turquie, Russie, Iran) pour régler leurs litiges, tandis que les «démocraties faiseuses de morale» ont trahi les Kurdes et sont désormais confrontées à leur impuissance.

Mais que l’on ne s’y méprenne pas, si quelques images de cette interprétation peuvent effleurer le petit écran des chaînes étatiques, en réalité les médias russes s’attardent peu sur cet événement, traité comme un conflit bien trop lointain qui ne concerne en réalité que les Syriens, les Turcs et les Kurdes.

Une guerre boudée par la presse russe

Les bonnes feuilles russes (comme Kommersant ou RBK) parlent «d’agression turque» et citent abondamment les médias étrangers, sans pratiquement évoquer le rôle de la Russie. Cette attitude lointaine indique que ce sujet n’a rien d’important pour le citoyen lambda, qu’il est aussi peu utilisable dans le cadre de la stratégie plus globale de communication du Kremlin, et qu’il est plus valorisant de mettre en avant la réception accordée à Vladimir Poutine en Arabie saoudite et dans les Émirats Arabes Unis,dans la mesure où les triomphes du dirigeant russe valent mieux que les conflits des autres.

En réalité, les grands écarts de la Russie sont insolubles: comment concilier les intérêts de la Turquie, de l’Arabie saoudite et de l’Iran? Comment rester un intermédiaire incontournable alors que la tension monte entre les voisins de la Syrie ? Est-ce que le rêve de tous les équiper en système de défense S-400 va longtemps durer ? L’OTAN est déjà ébranlé par la défection d’Ankara au profit du système de défense russe, Poutine se plaît ainsi à rêver que l’Arabie saoudite finisse à son tour par se détourner des États-Unis… et si l’Iran achetait du matériel russe plutôt que d’aller trop loin dans le développement de ses propres infrastructures militaires, cela offrirait une option de poids susceptible de minimiser les risques de prolifération nucléaire.

Bien malin qui le dira. Quand un semblant de paix sera à nouveau à l’ordre du jour, qui aura les moyens de reconstruire la Syrie? Et cela pourra-t-il se faire sans le concours des États-Unis et de l’Union européenne?

Dans l’immédiat, de très nombreux ingénieurs et architectes sont formés en Russie, mais si la reconstruction dure trop longtemps, la Russie pourrait perdre son capital de sympathie au Moyen-Orient, et ses investissements économiques de faible valeur ne feraient plus illusion (surtout au moment, aujourd’hui même, où les spécialistes s’alarment d’une très probable récession et d’une crise bancaire en Russie).

Moscou a aussi livré la Turquie en armes

Reste enfin deux accrocs contrariants pour Moscou: chaque théâtre militaire est une démonstration pour les marchands d’armes et la Russie aimerait que les équipementiers de l’armée turque ne fassent pas d’ombre aux matériaux russes. Cela reste mineur à ce stade, les vendeurs et les acheteurs obéiront autant aux lois du marché qu’à la raison géopolitique. Surtout, la Russie a la mémoire longue et a au moins trois griefs à l’égard de la Turquie: deux F-16 turcs abattent un Soukhoï Su-24 russe le 24 novembre 2015. Deuxièmement, semblerait que ce soit un avion turc qui ait tué une trentaine de mercenaires russes en Libye cet été.

Dernier grief: Erdogan est entré en Syrie sans l’autorisation des Russes (et, pour l’instant, on ignore à quel moment exact l’État-major russe a été informé des plans d’Ankara), ce qui met à mal les efforts diplomatiques réels de la Russie pour mettre fin au conflit.

Pour finir, il serait regrettable que Moscou adresse un avertissement aux Turcs comparable à celui adressé aux Kurdes: lorsque les représentants de ces derniers ont un jour refusé de sortir de l’avion sur l’aéroport de Sotchi pour assister à une réunion bilatérale, leurs bases étaient bombardées au Kurdistan peu de temps après. Erdogan se sent protégé par le fait d’avoir acheté des S-400, mais les Russes pourraient finir par perdre patience au point de devoir ensuite benoîtement s’excuser comme si de rien n’était, comme l’ont fait les Turcs en 2015.

La Russie sait où sont ses lignes rouges, elle n’a pas du tout l’intention de sacrifier l’ensemble de ses relations dans la région pour satisfaire une relation bilatérale avec un Erdogan plus soucieux de lui-même que de Moscou.

Une réaction américaine en trompe-l’œil

Après avoir annoncé leur retrait du Nord-Est de la Syrie (laissant ainsi le champ libre à une intervention turque), les États-Unis de Donald Trump se sont aussitôt empressés de critiquer l’intervention des forces turques sur le territoire syrien. Ils somment désormais Ankara de «mettre fin à (leur) invasion» et d’instaurer «un cessez-le-feu immédiat», selon des mots prononcés très sérieusement par le vice-président Mike Pence. Rien que ça.

Autre déclaration américaine, celle du chef du Pentagone, qui considère que cette offensive militaire turque a entraîné la libération de nombreux détenus particulièrement «dangereux» de l’Etat islamique (EI). Une incursion qui, selon Mark Esper, a tout simplement «sapé la mission internationale anti-EI, couronnée de succès en Syrie». Aux yeux des démocrates américains, les faibles sanctions américaines prises à l’égard de trois ministres turcs dont les éventuels avoirs aux États-Unis ont été gelés, sont jugées « insuffisantes ».

Toujours est-il qu’après une semaine d’atermoiements, un haut-responsable américain a confirmé que l’ensemble des militaires américains (un peu plus de 1.000 hommes) déployés depuis quelques années dans le nord de la Syrie ont reçu l’ordre de quitter le pays, même s’ils sont encore officiellement présents, en particulier dans la région de Manbij et de Raqqa, libérées toutes deux du joug des djihadistes d’EI à la faveur d’opérations conjointes menées avec l’aide des forces kurdes de Syrie il y a un peu plus d’un an maintenant.

Une alliance faute de mieux pour les Kurdes

Plus habituées à la guérilla tactique qu’à la bataille rangée de longue haleine, les forces kurdes n’ont donc pas eu d’autre alternative que d’aller toquer à la porte de Damas pour implorer une aide dont elles se seraient bien passé, incapables dans tous les cas de figure de faire face au rouleau compresseur turc. Cet ultime recours porte ainsi un coup très dur à l’espoir que nourrissent depuis des décennies des millions de Kurdes, celui d’un jour disposer de leur propre territoire.

Car si Assad tolérait jusqu’à présent qu’une zone d’influence kurde soit présente sur son territoire, il règne désormais en maître sur l’ensemble de la Syrie, et déploie même désormais ses forces le long de la frontière avec la Turquie, avec laquelle les relations s’étaient légèrement apaisées au cours des derniers mois.

Une fois de plus, ce sont malheureusement les kurdes de Syrie, mais aussi de Turquie et par extension également d’Irak, qui sont les premières à payer le prix de cette décision unilatérale d’Ankara de lancer les hostilités contre une minorité lâchée de tous. Par son incapacité à peser, l’Union européenne donne tristement raison à cette rengaine mile fois entendue chez les Kurdes que «la paix ne sera jamais pour eux».

Farouk Atig est Grand Reporter, dirige Intégrale / Clara Doïna-Schmelck est journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d’Intégrale – est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa …) / Alexandre Mahler est JRI junior à la rédaction d’Intégrales, après avoir été stagiaire à la rédaction. Il a fait ses débuts en couvrant les samedis les plus chauds des Gilets Jaunes en France, des matches de boxe et les vendredis de la colère en Algérie / David Krasovec est Maître de conférences à l’Académie présidentielle de Russie à Moscou et correspondant d’Intégrale en Russie / Christophe Nonnenmacher est Web editor à EuTalk.eu

Photo : Federica Mogherini – archive EU-Turkey Association Council – Bruxelles Mars 2019 / Audiovisual service European Union

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