Quand Emmanuel Macron justifie la prise de libertés avec... les libertés

«Ce n’est pas la même chose de maintenir l’ordre public et de réprimer une manifestation» (Emmanuel Macron)

Prendre des libertés avec les… libertés au nom de la défense des… libertés. A peu de choses près, tel pourrait être résumé le discours prononcé, hier, par le Président français devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. De quoi interroger quant à la sincérité de la France quant au partage des valeurs de l’institution dont elle préside actuellement le Conseil des ministres.

«Le Conseil de l’Europe a fait progresser le respect des droits fondamentaux, la démocratie et l’Etat de droit en Europe. Il a permis l’éradication presque totale de la peine de mort sur le continent européen, fait reculer la torture, permis l’adoption de textes sur la protection des enfants, sur la prévention des violences faites aux femmes. Il a donné naissance à la Convention européenne des droits de l’homme, imposant qu’une juridiction soit chargée d’en assurer le respect par les Etats avec force obligatoire de ses arrêts. Il a fait progresser les droits sociaux, garantis par la Charte sociale européenne et rendu notre continent plus démocratique par l’observation des élections, la lutte contre la corruption, la défense de la liberté d’expression». Mais…

Circulez, il n’y a rien à voir

Ce «mais» à peine voilé hier entre les lignes de l’allocution du Président français Emmanuel Macron devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe interroge quant à ses limites. Les citations d’auteurs, de Charles Peguy à René Cassin en passant par Simone Weil, Umberto Eco ou Paul Ricoeur ont été, comme à son habitudes, nombreuses, cherchant à justifier jusqu’à la conduite de certaines politiques nationales controversées, à commencer par la gestion de la crise des gilets jaunes, pointée du doigt jusque dans l’enceinte de l’organisation paneuropéenne. « Comme d’autres pays, la France est confrontée à une mutation profonde du déroulement des manifestations sur la voie publique (…) Cette situation nouvelle que nous connaissons, ces violences inédites auxquelles nous avons été confrontés, qui ne datent pas d’hier mais qui se sont accrues, doivent nous conduire à repenser notre propre organisation avec beaucoup d’humilité, de pragmatisme et d’attachement à tous nos principes», s’est à cet effet défendu le chef de l’Etat français en réponse aux inquiétudes soulevées en janvier dernier par Dunja Mijatović, la Commissaire européenne aux droits de l’Homme.

Causes de son inquiétude, alors: « le grand nombre de personnes blessées, (dont) certaines très gravement, dans les manifestations ou en marge de celles-ci, notamment par des projectiles d’armes dites de défense intermédiaire telles que le lanceur de balles de défense». Un chiffre auquel il importerait d’ajouter 11 décès, directs ou indirects, dont celui – hautement médiatisé – de Zineb Redouane, une Marseillaise de 80 ans, vraisemblablement blessée au visage par une grenade lacrymogène MP7381 alors qu’elle fermait les volets de son appartement. En termes de chiffres, le ministère français de l’Intérieur reconnaissait lui-même 1e 13 mai dernier 13.905 balles de LBD tirées (selon un décompte de mars dernier), 2.448 blessées du côté des manifestants (et 1.797 blessés du côté des forces de l’ordre), 12.107 interpellations, soldées par 10.718 gardes à vue, près de 2.000 condamnations dont 40 % sanctionnées par de la prison ferme, et l’ouverture de 256 enquêtes pour des violences policières présumées.

Autre source de préoccupation de la Commissaire européenne aux droits de l’Homme: la loi «anticasseurs», Dunja Mijatović s’avouant alors «particulièrement préoccupée par la disposition visant à interdire préventivement, par une décision administrative et sans contrôle préalable d’un juge, de prendre part à une manifestation»; ou autre disposition encore, celle celle «érigeant en délit la dissimulation volontaire partielle ou totale du visage au sein ou aux abords d’une manifestation».

Restreindre les libertés pour sauver les libertés?

Réponse présidentielle, hier : «Ce n’est pas la même chose de maintenir l’ordre public et de réprimer une manifestation» ; et Emmanuel Macron d’ajouter que la «raison même» des «forces de l’ordre» «est de préserver l’ordre public sans lequel il n’y a pas de liberté qui puisse s’exercer». A peu de choses près: «Circulez, il n’y a rien à voir». Désireux toutefois de tenir compte de toutes les « discussions produites ici même par les défenseurs des droits », le chef de l’Etat français annonçait néanmoins que son gouvernement travaillait actuellement à la définition d’une nouvelle doctrine de sécurité intérieure et de maintien de l’ordre public» pour, d’une certaine manière, ajuster le tir… Avec l’idée assumée, néanmoins, qu’à défaut d’ordre, néanmoins, «c’est la liberté de manifestation elle-même qui finirait par être remise en cause».

Loin de se limiter à cet exemple, les «mais» à certaines libertés, au nom de la défense de la liberté, non seulement ont de quoi interpeler qui plus est dans le cadre d’un hommage aux «70 ans de luttes et de conquêtes qui sont le trésor du Conseil de l’Europe» et d’un discours pointant parallèlement du doigt le recule de l’Etat de droit en Turquie ou la répression des manifestations de cet été en Russie, mais ceux-ci finissent progressivement à émailler l’ensemble du discours présidentiel, revenant à chaque enjeu sociétal comme un leitmotiv. « Comment protéger nos concitoyens du terrorisme en préservant leurs droits et leurs libertés individuelles? Comment défendre la liberté d’expression face à la prolifération des discours de haine? Comment répondre à la violence qui s’exprime de plus en plus dans nos sociétés en rendant nos démocraties plus fortes? Comment protéger le droit d’asile en répondant à l’exigence légitime de maîtrise des flux migratoires. Quel droit nouveau devons-nous bâtir à l’ère du numérique, de l’intelligence artificielle dans un monde où la vie humaine est de plus en plus dématérialisée? Voilà quelques-unes des questions avec d’autres que nous devons ici affronter et sans facilités aucune». Comprendre: en leur assortissant un «mais» récurrent dans l’invitation à légiférer…

Le retour à l’ordre public pour obsession

En matière de lutte contre le terrorisme en démocratie, ainsi, aucune distinction n’est à faire selon lui « entre la protection de nos sociétés contre (celui-ci) et la défense des droits et des libertés ». «C’est un seul et même combat puisque précisément les terroristes veulent détruire dans nos sociétés les droits, la liberté». Solution apportée par la France: l’adoption de la loi du 1er novembre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Un texte qui, selon le Président français, lui aurait tout d’abord permis «de sortir de l’état d’urgence» puis de «revenir dans le droit commun de la Convention européenne des droits de l’Homme». A ceci près – le fameux « mais » – que le texte est loin de se départir de toutes critiques. Au sein de la communauté juridique française, par exemple, notamment portée par le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau, qui y décelait alors «la prévalence de l’ordre public sur les libertés individuelles». A l’international, également, où le New York Times relevait à titre d’exemple qu’il était «alarmant» que le pouvoir exécutif cherche à consacrer l’état d’urgence dans le droit commun et forge ainsi «un frein permanent aux droits constitutionnels des citoyens français»… «Mais», deuxième round…

Obsession présidentielle ou presque, le retour à l’ordre public paraît ainsi sonner à chaque instant du discours présidentiel le glas des libertés portées, encouragées, défendues par le Conseil de l’Europe. Ceci jusqu’aux usages d’Internet, avec la bonne conscience sinon la bienveillance affichée valeurs et principes affichés par le représentant d’une des plus anciennes démocraties libérales. Face à «l’existence des campagnes massives de diffusion de fausses informations destinées à modifier le cours normal du processus électoral», la loi du 22 décembre 2018 est ainsi citée en exemple, rappelant qu’elle impose désormais «une obligation de transparence aux plateformes Internet pour faciliter le travail de détection des autorités policières et pour mieux informer les utilisateurs sur l’identité des diffuseurs de contenu publicitaires». Une orientation certes louable dans l’esprit, face à la multiplication de sites de Fake News, «mais» qui interpelle à nouveau quand Emmanuel Macron restreint plus généralement le Internet et les réseaux sociaux comme un espace «où nos valeurs premières n’ont pas à être respectées» et dépourvu de tout «ordre public» pour le contrôler. «La liberté n’est pas la liberté de l’anonyme masquée qui proférait les pires discours de haine la pire des informations, voire pire. Cette liberté n’en est pas une. C’est l’apparence d’une liberté, et c’est même tout l’inverse».

De quoi, en un discours, chercher à légitimer des choix politiques internationalement contestés mais revendiqués comme nécessaires à «réconcilier les contraires». Et accessoirement de donner matière à réflexion à une institution au sein de laquelle la France s’est accessoirement engagée à respecter ses missions statutaires premières parmi lesquelles la défense de la liberté d’expression, de la liberté des médias, et de celle de réunion…

Photo : Visite de Emmanuel Macron, président de la République française – allocution à au Conseil de l’Europe / Strasbourg 1er octobre 2019 / Photographe: Candice Imbert / Service audiovisuel du Conseil de l’Europe / Crédit:© Council of Europe

© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.