Poker menteur en Ukraine

A la différence de Porochenko, Zelensky revendique un dialogue renouvelé et ouvert avec la Russie de Vladimir Poutine et la relance des Accords de Minsk, enlisés durant le quinquennat de son adversaire.

Qui de l’acteur Volodymyr Zelensky ou du chef de l’Etat sortant Petro Porochenko pour nouveau président de l’Ukraine au sortir des élections de ce dimanche? Vu de Paris, le poker menteur ukrainien se déroule pratiquement dans l’ombre, tant les médias et l’opinion français sont discrets, voire mutiques, sur ses enjeux. Pourtant, de l’issue du scrutin, pourrait dépendre l’approfondissement ou la résorption de la ligne de fracture actuelle entre l’Europe et la Russie.

Alors que la France tente de sortir du bourbier de la crise des Gilets jaunes, que l’Allemagne vit une fin de règne paralysante de la Chancelière Angela Merkel, et que l’Union européenne est confrontée aux conséquences imprévisibles, mais à coup sûr déstabilisantes, du Brexit, se joue à Kiev une partie décisive pour l’avenir de l’Ukraine en tant que nation, mais aussi pour la future configuration de la sécurité en Europe. Vu de Paris, pourtant, le poker menteur ukrainien se déroule pratiquement dans l’ombre, tant les médias et l’opinion français sont discrets, voire mutiques, sur ses enjeux. Pourtant, l’Ukraine, berceau historique de la civilisation russe, sortie en 1991 de l’orbite soviétique et cherchant depuis lors la voie de son indépendance nationale, n’est pas un confetti sur l’échiquier géopolitique européen : forte de ses 600.000 km2 et de ses 44 millions d’habitants, elle est en effet le plus grand pays européen en superficie, et, même si elle reste le pays d’Europe le plus pauvre avec la Moldavie, son sort pèse lourd sur l’approfondissement, ou au contraire la résorption de la ligne de fracture actuelle entre l’Europe et la Russie.

Un premier soubresaut avait secoué l’Ukraine en 2004, sous le nom de «Révolution orange»; il avait révélé la figure, emblématique et controversée à la fois, de Iulia Tymochenko, mais s’était soldé par l’arrivée au pouvoir suprême, en 2010, de Viktor Yanukovitch, porté par le Parti des Régions, pro-russe, fortement implanté dans l’Est russophone de l’Ukraine (Donbass compris), et ouvertement soutenu par Vladimir Poutine.

Euromaïdan, An II: le paysage politique en 2014

Le soulèvement populaire «Euromaïdan», du nom ukrainien de la Place de l’Indépendance à Kiev, contre le régime pro-russe de Viktor Yanukovitch, qui, après avoir négocié pendant deux ans un Accord d’association avec l’UE ouvrant la voie à une éventuelle future adhésion, y renonçait brusquement sous la pression de Moscou en novembre 2013, débuta effectivement le 21 novembre 2013. Il allait être réprimé dans le sang (au moins 120 morts) pendant l’hiver, et se solder, le 22 février 2014, par la fuite et la destitution de Viktor Yanukovitch, qui trouvait alors refuge chez ses protecteurs, à Rostov-sur-le-Don. Face au vide ainsi créé au sommet du pouvoir, la présidence était assumée provisoirement par Oleksandr Turtchynov, le président du Parlement ukrainien, la Rada; un nouveau gouvernement, dirigé par Arseni Iatseniouk, était installé, et une élection présidentielle était convoquée pour le 25 mai 2014. Entre temps, en mars 2014, le fossé entre les provinces séparatistes de Donetsk et de Louhansk s’approfondissait, les incidents se multipliaient entre troupes ukrainiennes et milices pro-russes, et, le 18 mars 2014, suite à un référendum non reconnu par l’Ukraine, la Crimée était rattachée à la Russie.

La présidentielle du 25 mai 2014 s’est déroulée dans un climat de grande tension. Compte tenu de la situation prévalant dans les provinces séparatistes du Donbass, la participation s’est pourtant établie à 60,3%. Elle s’est soldée par une victoire confortablement remportée dès le premier tour, avec 54,70% des suffrages, par l’oligarque «roi du chocolat» ukrainien, pro-européen et pro-Maïdan, Petro Porochenko, qui n’était pas un poulet de l’année, et qui avait bénéficié de surcroît dans la dernière ligne droite du soutien et du désistement du populaire champion de boxe Vitali Klitschko et de son parti pro-Maïdan «Udar». Venait en seconde position Ioulia Tymochenko, l’égérie de la Révolution orange de 2004, avec seulement 12,81% des voix, les 19 autres candidats en lice enregistrant des résultats inférieurs à 10% des suffrages. Suite à cette élection triomphale, Petro Porochenko reconduisait Arseni Iatseniouk dans ses fonctions de premier ministre, et un gouvernement conforme à la nouvelle donne électorale était constitué.

Devant l’aggravation des agissements russes en Crimée et des velléités séparatistes du Donbass, le Président Porochenko allait rapidement dissoudre la Rada, et convoquer des élections législatives anticipées pour le 26 octobre 2014. Ces élections se déroulèrent de façon globalement satisfaisante, et c’est le «Front populaire» du premier ministre Iatseniouk qui l’emportait avec un demi point d’avance, soit 22,17% des voix, talonné par la formation du Président, le «Bloc Porochenko-Udar», avec 21,81% des voix; mais, en termes de sièges à la Rada, le premier s’adjugeait 82 sièges seulement, alors que le second en remportait 132. Suivaient à distance respectable «Samopomitch», avec 33 sièges, le «Bloc d’opposition» pro-russe de Ioury Boïko, avec 29 sièges, le «Parti radical» d’Oleh Liachko, avec 22 sièges et l’Union pan-ukrainienne «Patrie» de Ioulia Tymochenko, avec seulement 19 sièges. Au total, une configuration favorable, donc, pour le Président Porochenko et son premier ministre Iatseniouk, unis par une orientation pro-européenne et pro-occidentale, et peu enclins à des concessions majeures envers l’adversaire russe. Dans le même temps, ces élections confirmaient le recul spectaculaire du camp pro-russe dans l’opinion ukrainienne.

Le rapprochement avec l’Union européenne et l’Occident

Durant les cinq années de la mandature de Petro Porochenko, l’Ukraine s’est effectivement, lentement mais sûrement, rapprochée de l’Union européenne. L’annexion, jugée par beaucoup irréversible, de la Crimée, le conflit enkysté du Donbass séparatiste, la pression morale incessante de la Russie, et le jeu des sanctions et contre-sanctions économiques entre la Russie et l’Occident y sont évidemment pour beaucoup. Si l’enthousiasme initial de l’opinion ukrainienne pour l’Union européenne s’est certes quelque peu émoussé, eu égard au ressenti général d’enlisement politique et de stagnation économique (deux millions d’Ukrainiens ont émigré vers l’Europe orientale pendant la période, dont la moitié vers la Pologne), fin 2017, 50% de la population restait encore favorable à l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne (contre 59% en 2014) ; 16% seulement se déclaraient en faveur de l’Union économique eurasienne mise en place par Moscou, à titre de contre-feu, en janvier 2015, et regroupant autour de la Russie l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan et le Kirghizistan.

Si l’Accord d’Association avec l’UE, finalement signé en 2014 et entré pleinement en vigueur le 1er septembre 2017, n’a pu encore satisfaire les attentes immenses d’une population impatiente, son entrée en vigueur, la suppression pour les Ukrainiens des visas Schengen pour des séjours inférieurs à 3 mois, en date du 11 juin 2017, et le soutien financier substantiel apporté à l’Ukraine (11 milliards d’euros pour la période 2014-2020), ont été perçus comme des effets concrets et tangibles de l’option pro-européenne prise en 2013-2014, sur les barricades et au prix du sang, par la révolution «Euromaïdan». Au plan commercial, grâce à l’instauration de la «Zone de Libre Echange Approfondi et Complet» entre l’UE et l’Ukraine les échanges commerciaux ont fait un bond en avant de 24% en 2017.

Le conflit gelé du Donbass

En récupérant à la hussarde la Crimée (suite à la proclamation unilatérale d’indépendance du 11 mars 2014, et au référendum de rattachement du 16 mars 2014), – qui avait été offerte sur un plateau d’argent par Nikita Khrouchtchev à l’Ukraine en 1954, alors que la sortie de l’Ukraine de l’orbite de Moscou était encore parfaitement inimaginable -, et en attisant le conflit larvé, fomenté dès février 2014 par les séparatistes téléguidés du Donbass, la Russie aura-t-elle gâché définitivement toute chance de récupérer l’Ukraine et de l’intégrer dans l’Union eurasiatique? Tel est l’un des enjeux majeurs des rendez-vous électoraux de 2019 en Ukraine; lourde question stratégique, qui implique autant la Russie et son «espace vital» que l’Union européenne et son «voisinage» oriental immédiat. Cinq ans et 13.000 morts plus tard, le conflit du Donbass apparaît aujourd’hui plus congelé que jamais.

Le moment électoral privilégié qui s’offre en 2019, avec les deux tours de l’élection présidentielle (les 31 mars et 21 avril), et avec les élections législatives du 27 octobre, nous offrira des clés d’analyse et d’interprétation de l’évolution du pays, dans un contexte qu’on peut qualifier d’incertain et d’extrême.

L’élection présidentielle (1er tour : 31 mars 2019)

La traditionnelle opposition, héritée de l’Euromaïdan de 2014, entre le Bloc Porochenko et le Parti des Régions (pro-russe) de Viktor Yanukovitch, est désormais dépassée, du fait de l’éviction de ce parti, très majoritairement jugé désormais anti-ukrainien. Pour autant, le Président sortant, Petro Porochenko, campé sur des positions dures à l’égard de l’adversaire russe, n’est parvenu, en cinq ans, ni à régler le conflit du Donbass, ni à sortir véritablement l’économie de l’Ukraine du marasme, ni à éliminer la corruption et la domination des oligarques (dont il fait du reste lui-même partie). Surtout, le projet de fédéralisation du pays, qui aurait pu entraîner une réintégration en douceur des provinces séparatistes, est resté dans les limbes. Sa réélection paraissait donc menacée dès avant le premier tour de la présidentielle, malgré l’ancrage accru de l’Ukraine en Occident, malgré l’entrée en vigueur de l’Accord d’Association avec l’UE signé en 2014, malgré le soutien financier du FMI et la protection sécuritaire de principe de l’OTAN et des Etats-Unis. Les sondages d’avant premier tour le donnaient déjà largement battu par le plus improbable des 39 candidats, le comédien sans expérience politique Volodymyr Zelensky (41 ans), tout juste sorti de son feuilleton télévisé parodique à succès «Serviteur du peuple», en décembre 2018 (où il joue le rôle…d’un Président au «service du peuple» tombé du ciel). De plus, certains sondages laissaient à entendre que Petro Porochenko pourrait même être battu sur le poteau par Ioulia Tymochenko et son parti pan-ukrainien «Patrie», et qu’il pourrait alors, dès le premier tour, être sorti du système politique ukrainien. Largement discrédité sur le plan politique, interne et économique, paralysé dans le Donbass dans la mise en œuvre des Accords de Minsk de 2015, il a donc cherché, dans la période préélectorale, à reconquérir une partie du terrain perdu en durcissant encore sa posture vis-à-vis de la Russie (instauration de l’état d’urgence dans certaines provinces de l’Est en novembre-décembre 2018), en forçant la note patriotique (création de l’église orthodoxe autonome ukrainienne, indépendante du patriarcat de Moscou, en janvier 2019), en privilégiant l’usage de l’ukrainien dans le système scolaire au détriment du russe, et en faisant inscrire par le Parlement dans la Constitution l’objectif de principe de l’adhésion future du pays à l’Union européenne et à l’OTAN (7 février 2019).

Le résultat du premier tour de la présidentielle (31 mars 2019)

Et la surprise promise par les sondages a bien été au rendez-vous. Globalement, et malgré les craintes de cyberattaques et de fraudes massives avant et pendant l’élection, celle-ci s’est déroulée sans incidents majeurs, comme l’a attesté l’OSCE, qui avait dépêché sur place plus de 2000 observateurs. La participation était relativement élevée (63,52% d’un corps électoral de quelque 39 millions de personnes). Le premier, Volodymyr Zelensky, arrivait largement en tête, avec 30,24% des suffrages; le second, le Président sortant Petro Porochenko, devait se contenter du score étriqué de 15,95% des voix; Ioulia Tymochenko, que certains sondages avaient située devant Petro Porochenko, enregistrait un score encore plus décevant, avec 13,4% des suffrages; le quatrième, Ioury Boïko, unique survivant du Parti des Régions discrédité depuis 2014, obtenait 11,6%. Le reste des 39 candidats en lice s’adjugeait le solde des suffrages exprimés. Seuls, donc, Volodymyr Zelensky et Petro Porochenko allaient au second tour, les chances du Président sortant paraissant d’emblée compromises, d’autant qu’aucun des candidats majeurs ne donnait de consigne de report sur son nom.

L’entre-deux tours: Demandez le programme.

Petro Porochenko: «Moi ou Poutine»: Le programme du Président sortant peut se résumer à cette formule lapidaire et à son slogan de campagne «Armée, Langue, Foi». C’est donc le changement dans la continuité qu’il propose pour les cinq années à venir: renforcement de l’armée, expansion de l’ukrainien comme langue nationale, autonomisation approfondie de l’église orthodoxe ukrainienne; à l’international, plein cap sur l’Union européenne, à laquelle il envisage de demander l’adhésion dès 2023, et sur l’OTAN. Message sous-entendu: ce que je n’ai pas réussi à faire les cinq dernières années, je vais l’accomplir les cinq prochaines….

Volodymyr Zelensky: «Serviteur du peuple»: Le candidat-surprise apporte quant à lui des méthodes nouvelles, susceptibles de séduire en particulier les jeunes électeurs ukrainiens. Hors-système, il privilégie les réseaux sociaux plutôt que les débats politiques traditionnels, et pour cause. Dans l’entre-deux tours, il refuse du reste de participer à un grand duel public avec son adversaire. Son programme est des plus flous, même s’il s’affiche lui aussi pro-occidental et pro-européen. Il revendique toutefois, à la différence de son concurrent, un dialogue renouvelé et ouvert avec la Russie de Vladimir Poutine, la relance des Accords de Minsk enlisés durant le quinquennat de son adversaire. Se voulant champion de la lutte à mener contre la corruption, il est pourtant soupçonné d’être lui-même sponsorisé par un oligarque puissant, Igor Komoloïsky, adversaire malheureux de Petro Porochenko, démis par celui-ci de ses fonctions de gouverneur de l’oblast de Dnipropetrovsk en 2015, et propriétaire de la chaîne de télévision «1 plus 1». Bref, il présente a priori un risque élevé de saut dans l’inconnu et l’incertitude, voire l’inconsistance…

Rien d’étonnant, dès lors, que Vladimir Poutine ait déjà manifesté sa satisfaction dans la perspective de l’élection de Volodymyr Zelensky. Emmanuel Macron, pour sa part, plus subtilement, a reçu successivement, le 12 avril 2019, Petro Porochenko, qui est aussi passé par Berlin, et Volodymyr Zelensky; une occasion pour les deux pays de rappeler à leurs interlocuteurs ukrainiens leur attachement aux Accords de Minsk conclus en 2015 en format «Normandie» (Russie, Ukraine, Allemagne, France), et à une sortie pacifique et négociée du conflit gelé du Donbass.

Selon le premier sondage effectué entre les deux tours et publié par l’institut Rating, 51% des personnes interrogées ont déclaré être prêtes à voter pour Volodymyr Zelensky au second tour, contre 21% en faveur de Petro Porochenko; 18% se sont déclarées indécises et 10% disent ne pas vouloir aller voter le 21 avril. D’autres sondages sont encore venus renforcer cette tendance, rendant l’élection de Volodymyr Zelensky probable, sinon inéluctable, sauf revirement durant les tout derniers jours de la campagne.

Georges Estievenart est Chercheur Associé à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).

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