Herman van Rompuy: «On parle souvent de déficit démocratique, mais on doit aussi parler de déficit de leadership»

Invité par l’ENA à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de la nouvelle promotion du Cycle des Hautes études européennes (CHEE) qu’il parrainera tout au long de l’année 2017, Herman Van Rompuy dresse un bilan sans concession de l’état de l’Union européenne. Entre réussites sous-estimées et objectifs majeurs restant à atteindre, l’ancien président du Conseil européen en appelle à un véritable leadership européen. La demande relève de l’urgence tant il s’agit désormais de permettre à l’Union de se donner les moyens de sortir de la principale crise qu’elle traverse : existentielle.

« On parle souvent de déficit démocratique, mais on doit aussi parler de déficit de leadership ». Un peu plus d’une heure après avoir entamé son discours d’ouverture de la nouvelle session du Cycle des Hautes études européennes de l’ENA, Herman Van Rompuy (1) n’en fait pas mystère : sans prise de conscience de cette réalité, l’Union européenne risque tout prochainement de vivre de nouvelles « heures sombres ». Soixante minutes durant, le ton posé, lucide sans être alarmiste, l’ancien président du Conseil européen ne minimise aucun des grands défis auxquels a dû faire – ou devra faire – face l’Union en cette première partie de XXIème siècle. Crise bancaire, crise de la zone Euro, crise économique, crise des réfugiés, terrorisme, Brexit, relations avec l’administration Trump, retour des nationalismes : rien n’est évincé, au point d’en diagnostiquer – presque – un mal européen latent, caractérisé par « un état d’esprit où l’on se demande ce qu’il adviendra après ? Quelle sera la crise suivante ? ». Cette prochaine crise, nul « ne la connaît (…) mais on s’attend au pire (…), c’est un état d’esprit étrange mais qui existe, quand bien même avons-nous eu des résultats ».

Des résultats insuffisants pour rétablir la confiance

Les résultats : en premier lieu, celui du le sauvetage de la zone Euro, évoque Hermann Van Rompuy. Au plus fort de la tempête, « dans le monde anglo-saxon, la discussion ne portait pas sur la possibilité [de son] implosion – cela était certain – mais sur le moment où cela se produirait, se remémore-t-il : avant Noël 2012 ou après ? Passé Noël 2016, la zone Euro existe toujours et se porte même plutôt bien. On est même en train d’y créer, entre 2014 et 2017, 5 millions d’emplois ! Si on avait annoncé cela en 2013, personne n’y aurait cru ». Autre exemple : « à un moment donné, était brandie la perspective que des réfugiés continuent d’affluer par millions vers l’Europe. Et bien, l’accord conclu entre l’Union et la Turquie nous a permis de stopper cette immigration massive ». Ces « résultats très tangibles, très visibles » auraient dû, en toute logique, commencer à inverser une courbe de confiance en berne. Pourtant, déplore le parrain de la promotion 2017 du CHEE, rien de tel ne s’est produit.

La raison à cela : « une tension entre ‘l’espace’ et ‘la place’, analyse Herman van Rompuy. L’espace, c’est l’ouverture des frontières – cette perspective mondiale ou européenne, où l’on crée des espaces ouverts où les gens peuvent voyager, faire du commerce, travailler dans des espaces nouveaux, européens ou internationaux, et qui créé de la richesse ». La place fait écho au rempli sur soi. Elle est rattachée à un « besoin de protection contre des évolutions négatives, menaçantes, comme le chômage, l’emploi incertain, l’immigration massive, le terrorisme, les inégalités criantes, le dumping social et fiscal ». Ce sont là autant de réalités quotidiennes ressenties non seulement comme « injustes » mais sur lesquelles les Etats nations, voire l’Union, peinent à « garantir une protection », avec un impact politique bien différent, selon que l’on est Etat ou Union, déplore l’ancien président du Conseil européen. Et d’ajouter : « Si l’on n’est pas d’accord avec la politique menée par le Président de la République française, on ne dit pas que l’on va supprimer la France ; mais si l’on est en désaccord avec la politique de l’Union européenne, on interroge sa raison d’être », transformant dans ce dernier cas « une critique de fonctionnement en une critique existentielle ».

Les premiers pointés du doigt sont les leaders politiques des Etats membres, dont Herman van Rompuy regrette l’absence de « courage politique » ou, à défaut, un certain calcul électoral(iste) sur le dos de l’Europe : l’éternel « Brussels’ bashing », encore observé lors de la campagne du Brexit, « teintée de mépris, de manque de respect, de haine, voire de colère et de racisme ». Or, à l’instar de ce que l’on a pu entendre lors du référendum britannique, poursuit Herman Van Rompuy, « quand on dit ‘America first’, ‘La France d’abord’, ‘Italia mia’, lorsque chacun donne la priorité à son propre pays, plus rien n’est possible. Il n’y a plus d’Union européenne. Il n’y a plus d’ordre international ». C’est un « chacun pour soi » susceptible de conduire à « l’irrationalité et à la folie » ; à la « situation d’avant guerre » et à l’émergence « de nouvelles formes de nationalisme ».

Les réformes à mener

A bien écouter Herman Van Rompuy, être leader – au sens positif du terme – n’est d’ailleurs pas non plus synonyme de démagogie, de vociférations mais bien plus de responsabilisation : de ses propos, de l’usage des mots, de son action politique mais aussi de celles à venir, quand bien même celles-ci ne répondraient pas à une urgence populaire. Et de ce point de vue, les objectifs européens ne manquent pas. Le renforcement de l’Union économique et monétaire en est un. Bien que renforcée, celle-ci ne ne paraît pas encore suffisamment solide aux yeux de l’ancien président du Conseil européen pour faire face à une nouvelle crise. Oui, « il faut encore aller de l’avant dans l’Union bancaire, budgétaire, économique », martèle-t-il. Il en va de même, en matière d’approfondissement du marché unique de l’énergie, de celui du numérique ou encore en ce qui concerne le plan Juncker, qui « fonctionne beaucoup mieux que certains ne le pensent », mais qui devrait être rehaussé au regard du déficit d’investissements subsistant jusqu’en Allemagne. Rendre « plus transparent » le Pacte de stabilité et de croissance devrait également être une priorité afin d’ouvrir une certaine « marge de manœuvre pour les investissements, au lieu d’inventer des exceptions » en réponse à une quelconque crise, que celle-ci concerne l’afflux de réfugiés ou un séisme en Italie. Et, surtout, au rang des urgences, il s’agit d’anticiper des échéances souvent tues dans les débats politiques nationaux, à commencer par les conséquences de la remontée annoncée, fin 2017, des taux d’intérêts, qui ne manquera pas d’affecter l’équilibre budgétaire des pays membres les plus endettés. Quelle réponse, quelle marge de flexibilité accordée par le Berlaymont sur le Pacte de stabilité et de croissance ?

Une autre urgence, en terme de leadership politique, est enfin celle de l’inscription de l’Union dans son rapport au monde, tant sur le plan militaire, symbolisé par l’opportunité de se doter d’une véritable défense européenne, qu’économique. « On conclura normalement cette année avec un grand accord commercial avec le Japon », relève Herman van Rompuy. « On a également terminé les négociations avec le Vietnam ». Le Parlement européen vient de voter le traité CETA avec le Canada. « C’est une dimension qui, là encore, demande un peu de courage politique, mais il y aura d’autres défis ». « Quelle sera, par exemple, notre approche commune quant au protectionnisme et à l’ouverture des marchés ? Les Etats-Unis annoncent l’abandon d’une politique systématique allant en ce sens ; l’Europe doit-elle faire de même » ou se construire sa propre identité ? Entre mars et septembre, trois pays fondateurs de l’Union (les Pays-Bas, la France et l’Allemagne), renouvelleront leur exécutif : l’occasion, peut-être, de poser enfin, dans l’espace public les termes de ce débat et de voir émerger un peu de leadership.

Herman Van Rompuy a été le premier président permanent du Conseil européen. Il a été élu pour la première fois en novembre 2009, puis a été réélu pour un second mandat allant de juin 2012 à novembre 2014. Il a été remplacé par Donald Tusk le 1er décembre 2014.
Photo: Committee of the Regions / Tim De Backer

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