Emma Bonino : « La crise des réfugiés va revenir parce qu'elle est structurelle »

Défi migratoire, perspective d’un nouveau crack économique et financier venu cette fois de Chine, montée des nationalismes et des communautarismes en Europe, perspective d’un éventuel Brexit…: Cette Commission serait celle «de la dernière chance», avait prévenu Jean-Claude Juncker lors de sa prise de fonctions à la tête de l’Exécutif européen, en juillet 2014. Comme si, déjà, l’homme savait que l’Europe risquait le détricotage partiel, faute de réponse commune sur ces dossiers. Invitée, un an après le chef de l’exécutif européen à l’ENA pour clôturer le Cycle 2015 du CHEE, Emma Bonino s’inquiète, elle aussi, des risquent d’implosion de l’Union mais se refuse à tout fatalisme. Pour peu que les vingt-huit Etats membres acceptent enfin de se donner le courage d’une vision commune…

Crise économique, crise politique, crise des valeurs, dire que l’Union est chahutée de toutes parts relèverait aujourd’hui presque de l’euphémisme. Mais «n’ayons pas la mémoire trop courte, prévient Emma Bonino, marraine du cycle 2015 du CHEE. Parce que même dans le contexte de désillusions que nous connaissons, et même si des gens comme moi auraient souhaité que l’on pédale plus vite (pour paraphraser la célèbre phrase de Jacque Delors), nous ne devons pas oublier l’énorme succès du projet européen». Un projet bâti en soixante ans, seulement, ce qui, «n’est rien au regard de l’Histoire». Et, le ton posé, l’ancienne ministre italienne des Affaires étrangères de rappeler le bilan de ces six dernières décennies: «Nous sommes sortis de la Seconde guerre mondiale avec des pays détruits, physiquement et économiquement, mais aussi dans leur âme. Et c’est bien le projet visionnaire européen qui nous a fait comprendre que ce n’est qu’ensemble que nous aurions l’élan nécessaire pour rebâtir nos sociétés, et pas seulement nos économies». C’est ainsi «qu’au sortir de deux guerres mondiales et d’un génocide, l’Europe est devenue le continent le plus riche au monde. De tout point de vue: économique, espérance de vie, éducation, système social». Comprendre: «ce n’est seulement qu’en s’adaptant à un monde qui change qu’elle y est parvenue».

«Je n’ai jamais cru à la liberté sans responsabilité» 

S’adapter: le mot est lâché. Mais comment… ? En commençant, sans doute, par regarder les choses en face, en dressant un bilan lucide et sans concession des réponses apportées aux défis actuels posés à l’Union et de la doter d’une vision. Sur le plan économique, «on a tout d’abord eu la crise financière, puis sociale, puis politique et, après, on a découvert que nous avions une gouvernance de la zone Euro adaptée aux périodes de beau temps et non d’orage». En matière de sécurité intérieure, une autre «source de dysfonctionnement», après Madrid et Londres, les attentats de Paris ont posé ce nouveau constat que «l’Union ne disposait, là encore, pas d’outils adaptés à la lutte anti-terroriste et d’aucun «système communautaire de Renseignement». Une urgence, qu’il «sera certes très difficile à mettre en place», concède Emma Bonino, mais qui permettrait de renforcer la coordination et la prévention anti-terroriste au sein même des frontières de l’Union où se développent des réseaux djihadistes locaux. Avec cette ligne rouge à ne pas franchir: celle de la préservation des libertés publiques, même dans un contexte d’Etat d’urgence, tant elles constituent l’un des principaux fondements de l’Union. Rassurante, Emma Bonino, veut toutefois l’être sur ce point : «Je n’ai jamais cru à la liberté sans responsabilité. Je pense même que les citoyens pourraient accepter un contrôle majeur de façon transparente, pour peu qu’on leur dise quels sont exactement les renseignements collectés et à quoi cela sert, et sans le faire en cachette, ou nier les choses. Vous savez, les citoyens sont aussi responsables que leurs leaders politiques, et comprennent assez bien qu’un échange d’informations permettant que des personnes signalées n’échappent pas à notre vigilance n’est pas une entrave aux libertés individuelles».

Et puis, à l’heure où Schengen frôle l’implosion politique, le renforcer, ne serait-ce que pour ne pas donner davantage prise aux nationalismes et autres populismes. Et finir de renforcer les frontières extérieures de l’Union, en Grèce ou en Italie notamment. Mais, aussi, veiller à accompagner au besoin, par la mise en place de politiques publiques ad hoc, le Sud de la Méditerranée. Au cœur des préoccupations de l’ancienne ministre italienne des Affaires étrangères, la situation au Yemen, «dont on parle très peu» et qui «peut avoir des conséquences énormes sur le plan des migrations et la question des réfugiés. Si le Yemen ne tient pas debout, les flux migratoires continueront à se déplacer vers Djibouti pour repartir vers la Libye», puis vers les côtes européennes, prévient Emma Bonino. «Il y a là toute une situation qui nous échappe et à laquelle nous devrions faire tout particulièrement attention, sous peine de voir cette situation nous toucher d’ici quelques mois».

«Notre appui doit être plus fort» envers les pays du Sud

Le Yemen, mais aussi les pays du Maghreb: «La Tunisie, qui est un pays méditerranéen fragilisé, mais pas encore dans le drame du feu interne, et qui vit une situation à ne pas négliger», s’inquiète la marraine 2015 du CHEE. Et de lancer ce chiffre: 7%, la baisse du PIB de cet Etat, suite à un recul de son activité touristique en raison des attaques terroristes. «Notre appui doit être plus fort, soit en bilatéral, soit au niveau européen parce que cela relève des intérêts de ce pays, mais également des nôtres de ne pas le fragiliser davantage». Le Yemen, la Tunisie, mais aussi le Maroc et l’Algérie, poursuit-elle. Un dernier pays dont l’économie est principalement basée sur l’exportation de matières fossiles, dont le prix est tombé entre 40 et 50 dollars, ce qui, certes, «bénéficie à nos économies européennes, mais qui doit aussi susciter notre attention» au regard de ses répercussions sur la société algérienne. «L’Algérie a un budget qui a été coupé de 50%, qui a des réserves, mais pas pour de nombreuses années. L’Algérie, un pays qui compte aussi 40 millions d’habitants avec une explosion démographique importante. Où les gens vivent de subsides de tous genres, que ce soit l’alimentation, la santé, les transports, les soins médicaux et qui, en raison de cette chute de budget, peinera à conserver son système social actuel».

Risque de déstabilisation politique, mais aussi, potentiellement, de vagues de migration nouvelles vers l’Union, en provenance de ce pays qui compte une scolarisation importante. Parce que «si vous ne trouvez pas d’emploi, vous cherchez d’autres possibilités», analyse encore Emma Bonino. Et celle-ci d’ajouter à la liste des périls «l’Egypte, qui a encore des problèmes différents», la Jordanie ou encore le Liban, «dont la fragilité traditionnelle a encore été aggravée ces derniers temps». Autant de pays où toute déstabilisation politique, sociale, ou économique, pourrait avoir de lourdes conséquences sur eux-mêmes mais également sur l’Union. A court mais aussi à plus long terme. «La crise des réfugiés va revenir parce que cette crise est structurelle, mondiale, et ne concerne l’Europe qu’à hauteur d’un réfugié sur dix, les autres migrations étant internes à l’Afrique». Une autre source, là encore, de déstabilisation. «Regardez l’Afrique du Sud où, déjà, nous sommes dans une situation de tensions, notamment vis-à-vis des immigrés qui arrivent de Zambie».

Définir des «politiques d’intégration à l’échelle européenne»

Inévitablement, les arrivées massives de réfugiés n’en sont qu’à leur début, cède en substance Emma Bonino. Ce qu’il importerait de faire? Non seulement gérer l’afflux, mais aussi anticiper. Endiguer les flux, rétablir, si besoin, provisoirement le contrôle aux frontières internes de l’Union, comme le rend déjà possible le Traité, sans donc nécessiter la moindre remise en cause de Schengen. Et travailler, parallèlement, à l’élaboration de «politiques d’intégration à l’échelle européenne» plutôt que «de se focaliser sur les murs, les barbelés, les frontières nationales, les relocalisations ?de 120.000 réfugiés en deux ans»… Pierre Moscovici, n’a d’ailleurs pas manqué de prévenir, poursuit-elle : «il faut s’attendre à 3 millions d’étrangers dans l’Union d’ici à 2017». Les chiffres, les risques sont donc connus. Ne manquent plus que les réponses. Concrètes, volontaires et courageuses.

Sans doute est-ce d’ailleurs là le principal défi de l’Union, aux allures de vieux serpent de mer: que les vingt-huit Etats membres se mettent autour d’une «même table, sans préjugés, sans que chacun n’ait déjà en tête sa propre solution». Dialoguer et se décider à aller, enfin, dans une même direction. Parce que «si l’on a a une disponibilité au dialogue, parfois on peut être innovant», et cesser, peut-être, faute de vision commune pour l’avenir, de «passer d’une crise à une autre sans savoir où aller».

Crédits photo : ENA

Entretien vidéo : Natacha Ficarelli

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