Coproduction européenne: Lumière sur l'humanité des salles obscures

Cinq jeunes filles turques pour représenter la France et l’Europe à l’Oscar 2016 du meilleur film étranger. Bien plus qu’un simple succès artistique, un symbole, presque. Celui de la construction progressive d’un cinéma européen à proprement parler. Non plus seulement motivé par des contraintes budgétaires mais par une volonté artistique de construire au-delà des barrières culturelles.

«La carotte». A l’autre bout du fil, l’expression sort de la bouche de Cédric Bonin. Co-gérant et producteur chez Seppia, c’est ainsi que le jeune «quadra» dépeint les aides financières des institutions (pan)européennes à la production cinématographique – Fonds Eurimages en tête. Avec malice, bien sûr, mais non sans un fond de vérité, tant la mise en commun des capacités économiques et des savoirs-faire techniques en Europe – encadrée depuis 1992 par la Convention européenne sur la coproduction cinématographique du Conseil de l’Europe – tend de plus en plus à compenser la baisse des investissements privés et nationaux dans l’industrie du 7ème art. Pour se donner une rapide idée, rien qu’en 2014, en France, les investissements du secteur ont ainsi chuté de 200 millions d’euros. De quoi freiner les velléités des producteurs les plus motivés, jusqu’à sceller l’avenir de films, devenus trop fragiles économiquement pour dépasser le stade de la simple maquette de story board.

La coproduction à l’épreuve des «barrières culturelles»

Pragmatique, Cédric Bonin ne le cache pas: ces fonds «nous donnent accès à des possibilités de financement qu’on n’avait pas avant». Au point que le nombre de demandes d’aides auprès du fonds Eurimages crédité de 25 millions d’euros annuels, explose, confie Roberto Olla, le directeur exécutif du Secrétariat de l’institution: en fait, «on est submergés !». Rien qu’en 2015, Eurimages a ainsi soutenu pas moins de 92 coproductions. En Espagne, alors qu’entre 2010 et 2014, le nombre de productions 100% nationales passait de 90 à 26, celui des coproductions s’élevait de 26 à 68 sur la même période. Mais penser que l’aspect budgétaire serait le seul moteur de ce succès serait sans doute aller un peu vite en besogne. Certes, reconnaît Cédric Bonin, «s’il n’y a pas de motivation financière, on ne le fait pas». Raison principale invoquée: la difficulté, souvent, de travailler avec des équipes constituées de professionnels issus de différents pays membres, source de «barrières culturelles permanentes», analyse Franck Vialle, ancien professionnel du secteur aujourd’hui responsable du département audiovisuel et cinéma de l’Eurométropole de Strasbourg.

La démarche de départ, il est vrai, est souvent la même, poursuit-il: «Nous, Français, nous Allemands, avons une super idée de film», mais les fonds manquent. Alors se pose cette question: «Comment obtenir des budgets européens, pour concrétiser le projet?». Pourtant, croire que le choix d’une coproduction ne relèverait que de l’aspect budgétaire, serait aller un peu vite en besogne: le paramètre financier est certes important, mais la levée de fonds européens n’est qu’un outil au service de la concrétisation du projet, nuance ainsi en substance Cédric Bonin. Et l’homme de Seppia de préciser sa pensée: «On ne fait pas un film pour gagner de l’argent. Ce qui plait ce sont les histoires, les visions du réalisateur». Après, seulement, se pose la question budgétaire. Celle, aussi de peser le pour et le contre de s’engager dans une aventure nécessitant de croiser les regards, les procédés et les approches culturelles. Et la possibilité, ainsi, de construire progressivment une identité cinématographique européenne et non plus seulement nationale. D’année en année, «la coproduction est devenue plus banale, plus commune», relève quant à lui, depuis son bureau d’Eurimages, Roberto Olla. Mieux, «le fait de coopérer s’inscrit de plus en plus comme une valeur ajoutée et non plus (seulement) un besoin».

«Ce qui nous réunit culturellement»

Récent cas d’école de cette coopération plus artistique qu’opportuniste: Mustang de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamz Ergüven. «Mustang n’est pas de la coproduction purement financière. Ici, on est sur une coopération autour d’un projet qui fait sens», analyse Franck Vialle. «Un projet culturel qui réunit des artistes issus de deux Etats sur des questions fondamentales de société, sur des questions contemporaines», riche d’une identité lui permettant de traiter des problématiques d’actualité, de présenter un récit européen à travers des visions d’auteurs, et qui, de fait, remplit parfaitement le cahier des charges rêvé d’un cinéma made in Europe. La force de la coproduction? Celle-ci: forcer à repenser l’identité des films, à les sortir d’une vision nationale en racontant le parcours de personnages faisant appel à des valeurs communes. «La coproduction est le résultat d’une coopération qui rend le projet plus universel», relève ainsi Roberto Olla, complété dans son analyse par Franck Vialle: «Ce dont il s’agit ici sont des questions qui surpassent un projet isolé. Ce sont celles liées à ce qui nous réunit culturellement, et qui pose la question de ce qui fait l’Europe».

Encourager la coopération dans le secteur, «c’est l’ambition que nous défendons sur le redéploiement d’Europe Créative à Strasbourg», confie la nouvelle tête pensante de l’action cinématographique de la capitale parlementaire de l’Union, avec lequel travaille Aurélie Réveillaud, la responsable du bureau Europe Créative de l’Eurométropole de Strasbourg, qui chapeaute les initiatives de formations dans le cadre du programme MEDIA de la Commission Européenne. Car si les budgets sont chose importante, faciliter les processus de création, de co-écriture de films européens, en n’opposant pas les particularismes mais bien en les associant pour leur donner un supplément d’âme, l’est tout autant.

«Ce qui prime, c’est l’échange»

Exemple de chantier en ce sens, les séminaires EAVE (Entrepreneurs de l’Audiovisuel Européen), mis en place par Europe Créative pour développer la confiance mutuelle entre les acteurs du secteur. Un «programme de formation ambitieux», relève, non sans une certaine fierté, Franck Vialle. Le 21 octobre dernier, près d’une cinquantaine de producteurs venus de toute l’Europe se sont ainsi réunis dans ce cadre, à Strasbourg. Dans l’auditorium de la Région Alsace, les formations se succèdent. En dehors, lors des pauses cafés, de petits groupes de professionnels discutent, réseautent, échangent. «Ils sont venus avec un projet de film qu’ils veulent développer à l’international», explique Aurélie Réveillaud. Un moyen, comme dans le cadre de cette journée consacrée au numérique, à la VOD et au transmédia, pour Europe Créative de contribuer à structurer le secteur en suivant la méthode décrite par Franck Vialle: «Ce qui prime, c’est l’échange, plus que le résultat». Parce que du premier naîtra, à un moment ou un autre, inévitablement le second. Et la formule fonctionne, à en croire Cédric Bonin, séduit par l’impact de ces rencontres transnationales. D’Eurodoc, un programme de formation européen pour le documentaire, à EAVE, «j’y ai découvert le monde», s’enthousiasme-t-il. «On apprend à y connaitre les gens, qui deviennent rapidement les premiers qu’on appelle quand on a un projet de coproduction». Parce qu’au-delà des facilités budgétaires accordées par les initiatives européennes, ces formations complémentaires développent les relations interpersonnelles et la confiance entre acteurs du secteur. Les sensibilités artistiques s’y rencontrent et dépassent les carcans nationaux. Les idées s’échangent, les méthodes s’y confrontent. Des histoires, finalement, se crééent, s’écrivent, et se mettent en scène, comme dans un film de cinéma. L’humain bien plus que le financier, au point d’en transformer la «carotte» en cerise sur le gâteau: la base, finalement, d’une coopération régulière et efficace dans le domaine, et d’une mise en lumière progressive d’une identité commune où, dans l’obscurité d’une salle aux fauteuils rouges, chacun, quelque soit sa sensibilité européenne, finit par prendre du plaisir à se retrouver et à se rapprocher.

À propos de l’auteur : Thibault Lafont est étudiant en Master 2 Politiques européennes et Affaires publiques, à Sciences Po Strasbourg, membre du groupe de travail Audiovisuel et Cinéma en Europe, du Pôle européen d’administration publique.

Photo: CohenMediaGroup / Tugba Sunguroglu, Ilayda Akdogan, Doga Zeynep Doguslu, Elit Iscan, and Gunes Sensoy.

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