Javier Aguilar: « Nous n'en sommes qu'au début du 'processus d'italianisation' de la vie politique espagnole »

En n’accordant de majorité parlementaire à aucun parti, les Espagnols ont posé une équation nouvelle à leurs dirigeants politiques. Même s’il arrive en tête des suffrages avec 122 sièges, le Partido popular de Mariano Rajoy ne pourra en effet se contenter d’une alliance avec les libéraux de Ciudadanos, pour conserver l’exécutif gouvernemental. Pas plus que le Partido socialista et ses 91 élus ne pourra le prendre avec le soutien des 69 représentants de Podémos. Sans grande coalition entre droite et gauche, à laquelle ne répond pas la culture espagnole, cette situation de blocage pourrait s’installer durablement, sans que celle-ci ne fragilise toutefois la feuille de route européenne de Madrid, rassure Javier Aguilar, correspondant de l’Agence de presse espagnole Efe à Strasbourg.  

Hier soir, à l’issue des élections législatives espagnoles, le Partido popular de Mariano Rajoy, Premier ministre en exercice, est arrivé en tête des scrutins, mais dans une situation inédite, celui-ci ne disposant d’aucune majorité parlementaireen l’état, en raison de l’entrée en force dans l’hémicycle des Indignés de Podemos et des libéraux centristes de Ciudadanos, aux côtés du Partido socialista. Un tel scénario était-il prévisible?

En partie oui, à ceci près que les sondages prévoyaient un plus grand nombre d’élus pour Ciudadanos. Ce point est important parce qu’avec treize élus de plus pour la formation orange, Mariano Rajoy aurait pu s’assurer une coalition avec les libéraux et ainsi sa réélection au poste de Premier ministre. Ce qui, en l’état, n’est mathématiquement plus possible au regard des résultats. Par rapport à l’Assemblée sortante, le Partido Popular, qui perd 63 sièges, et son chef de l’exécutif sont donc très fragilisés.

Tout comme le Partido Socialista…

Oui, mais dans une moindre mesure, celui-ci ne perdant que 20 sièges. Par contre, ce qui est surtout important à retenir est que, de manière générale, le bipartisme espagnol est profondément ébranlé. Alors que les deux grands partis recueillaient, en 2008, 84% des suffrages exprimés et 73% en 2011, ceux-ci n’en recueillent désormais qu’à peine 50%.

Cette chute progressive des partis de gouvernement profite aujourd’hui à Podemos et à Ciudadanos. Comment expliquez-vous ce phénomène? Par un simple rejet des élites traditionnelles de gauche comme de droite, ou ces deux nouveaux partis ont-ils su principalement séduire sur la base de leur programme électoral?

Les déçus, le rejet des élites, les cas de corruption et les nouveaux électeurs ont nourri les votes les deux partis émergents au détriment des partis historiques. C’est là, je crois, un tout à prendre en considération. Cela vaut pour le Partido popular et le Partido Socialista mais également, on le dit moins, pour les anciens communistes de l’IU-UP qui tombent de 11 sièges à seulement 2, au profit de Podemos.

Lucia Méndez, analyste politique à El Mundo, associait lundi matin ce quadripartisme inédit à une entrée dans un «processus d’italianisation» de la vie politique espagnole, susceptible d’engendrer un risque d’instabilité politique. Une instabilité qui, comme en Belgique, pour prendre un autre exemple, pourrait également empêcher toute constitution d’un gouvernement…

Je suis d’accord avec elle. Le «processus d’italianisation» de la vie politique est très clair au vu des résultats, et ce n’est, je pense, qu’un début… Constituer un gouvernement dans la situation actuelle sera très compliqué, voire quasi impossible. Disons que ce qui adviendra dans les heures et les jours qui viennent devra être pris comme une forme de test: la fragmentation du Parlement engendrera-t-elle effectivement une situation d’instabilité politique où bien assisterons-nous à l’émergence de nouveaux pactes politiques…? C’est là quelque chose qu’il sera intéressant à observer de près…

Si l’Espagne ne parvenait pas à se trouver un exécutif, le risque ne serait-il pas grand d’assister à une implosion du système constitutionnel espagnol, lui-même, avec une Catalogne, par exemple, qui pourrait profiter de l’occasion pour renforcer ses velléités indépendantistes?

Notre système constitutionnel ne peut faire l’économie d’une réforme. Ceci est d’ailleurs accepté par la quasi totalité des partis. Maintenant, sur la question de la Catalogne, un point est intéressant à rappeler dans le contexte actuel: c’est Podemos qui y est arrivé en tête, faisant d’ailleurs là son meilleur score du pays. Ceci devant Esquerra Republicana de Catalunya et, arrivé seulement en troisième position, le parti Democràcia i Libertat d’Artur Mas, l’actuel président du gouvernement local de Catalogne. Ceci pour dire que les électeurs catalans votent différemment selon qu’il s’agit d’élections nationales ou régionales. Alors qu’il y a à peine trois mois les partis indépendantistes obtenaient 48% des suffrages en Catalogne à l’occasion des élections locales, ceux-ci n’ont obtenu que 31% des suffrages dimanche soir, même si Podemos, bien qu’opposé à l’indépendance de la Catalogne, se dit néanmoins favorable à l’organisation d’un referendum sur la question. Un positionnement, d’ailleurs, qui ne sera sans doute pas sans conséquences dans la constitution d’un gouvernement. De par cette prise de position de Podemos, le Ciudadanos, opposé au nationalisme catalan, ne soutiendra très certainement jamais une coalition entre ce parti et le Partido socialista, ce qui nous renvoie, une nouvelle fois, à une situation de blocage institutionnel…

…Qui signifierait que la seule solution de sortie de crise parlementaire serait dès lors à rechercher dans la formation d’une grande coalition entre partis traditionnels, comme celle scellée en Allemagne entre la CDU et le SPD. Mais est-ce seulement envisageable alors que, comme le relevait encore pas plus tard que lundi Francesc Homs de Democràcia i Libertat, l’Espagne ne possède pas cette «culture des négociations et des accords entre partis»?

Je ne crois en effet pas que la formation d’une telle coalition soit envisageable pour le moment, même si certains dirigeants socialistes soutiennent cette solution. A moins, peut-être, qu’en lieu et place de Pedro Sánchez, les socialistes acceptent que Susana Díaz, présidente de l’Andalousie, devienne celle avec laquelle Mariano Rajoy travaille à la constitution d’une coalition. Autant Mariano Rajoy n’apparaît pas prêt à travailler avec Pedro Sánchez, autant pourrait-il accepter d’ouvrir des négociations avec elle…

Vous-même suivez plus particulièrement l’actualité des institutions européennes depuis Strasbourg. Quel impact l’incertitude politique qui règne désormais en Espagne peut-elle avoir sur le plan européen? Et quelles conséquences pourrait avoir la percée de Ciudadanos et de Podemos sur la feuille de route européenne de l’Espagne?

Très franchement, j’espère que cet impact ne sera pas négatif sur le plan européen ainsi qu’en ce qui concerne la feuille de route européenne de l’Espagne. Mais je reste confiant: à titre de comparaison, l’élection de députés européens issus des rangs de Podemos et Ciudadanos n’a jusqu’à présent nullement nuit à l’engagement européen de l’Espagne. Je n’imagine pas les choses être différentes suite aux élections de dimanche.

Certes, mais comment définir et défendre une position espagnole au sein du Conseil, en l’absence de gouvernement? Est-ce seulement possible?

La solution idéale tient très probablement dans l’organisation de nouvelles élections à partir du mois de mars, avec pour espoir qu’en sorte une majorité stable à défaut d’être absolue. Cela, sans doute, tranquilliserait le Conseil…

Photo: Mariano Rajoy, Presidente del Gobierno de España under creative commons

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