Crise en Espagne: « L'inégalité est allée trop loin »

« Les salaires se sont réduits à un niveau parfois équivalent à celui des ‘working poors’ »

« Nous avons besoin de l’épargne extérieure pour renouveler notre outil productif »

« Dans la plupart des autres pays, notre taux de chômage engendrerait une guerre civile ouverte! »

«Nous allons tous sortir plus pauvres de la crise, plus précaires, avec l’émergence d’un autre genre de marché du travail», relativise Enrique Calvet-Chambon, en réponse à ceux qui annoncent déjà une nouvelle embellie espagnole. Et non, «revenir à la situation sociale d’avant ne pourra se faire», finit-il cette fois de lancer à la gauche de son pays, avide de lendemains qui chantent. Par contre, oui, il est urgent, pour accompagner les premiers signes de reprise de l’économie ibérique, de mieux redistribuer les fruits des efforts consentis, d’investir dans de nouveaux outils productifs. Là, alors, peut-être, l’Espagne gagnera en stabilité. Mais, à écouter le député européen PPE, invité du cycle 2015 des Petits déjeuners européens de l’ENA, le chemin sera long…

Fusion des banques, privatisations, réduction des déficits publics, politique d’austérité accompagnée d’une baisse des salaires et d’une réforme du droit du travail; arrêt de la valorisation des pensions et augmentation de l’âge du départ à la retraite à 67 ans, hausse des impôts, de la TVA… Depuis 2013, certes, l’Espagne semble progressivement sortir d’une profonde récession économique et redevenir attractive pour les investisseurs étrangers mais à quel prix? Invité du cycle 2015 des Petits déjeuners européens de l’ENAconsacrés à l’Europe sociale, Enrique Calvet-Chambon le reconnaît: «Ces efforts ont été lourds pour les Espagnols, et cela le sera encore». Car, poursuit-il, si «les grands indicateurs macro-économiques renvoient aujourd’hui des signaux plus positifs que dans d’autres pays européens, leur répercussion sur l’emploi tardera encore et ne sera jamais très brillante tant le problème du chômage en Espagne est un problème structurel qui date de bien avant la crise». Une difficulté structurelle qui, selon lui, puise ses racines dans des «causes historiques, culturelles, ainsi que dans un tissu productif insuffisant et déstructuré».

«Pour parer au plus pressé, on a fait ce que l’on pouvait, analyse-t-il. Mais il ne faut pas s’attendre à des miracles». Cette crise, poursuit-il, lucide, «nous allons tous en sortir plus pauvres, plus précaires avec l’émergence d’un autre genre de marché du travail», dont l’une des conséquences tient déjà à ce que certaines générations, et les jeunes en particulier, ne bénéficient déjà plus de l’ascenseur social qui avait profité à leurs parents. D’où cette urgence pour le député européen: celle, après les années de sacrifices, de «s’occuper dès maintenant de leur redistribution, parce que l’inégalité est allée trop loin». Une tache, dit-il, qui sera celle «du prochain gouvernement».

Certes, à première vue, les chiffres publiés en juillet dernier par le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy donnent de l’espoir pour l’avenir. Les prévisions de croissance en Espagne ont en effet été relevées de 2,9% à 3,3% pour 2015, et de 2,9% à 3% pour 2016. De son côté, la Banque d’Espagne table sur une progression du PIB de 3,1% en 2015 et de 2,7% en 2016. Mais le taux de chômage reste, lui, encore extrêmement élevé, à 24%. Ceci plus encore du côté des jeunes, même si celui-ci aurait baissé de 2,61% et que les prévisions 2016 annoncent un taux de chômage global inférieur à 20%. Des chiffres officiels en trompe l’oeil pour l’opposition qui, si elle reconnaît que tous les secteurs d’activité ont vu le nombre de chômeurs baisser en juillet – notamment les services (-44.303 personnes), la construction (-10.511 personnes) et l’industrie (-11.281 personnes) -, relève pour sa part que cette baisse serait essentiellement due aux contrats temporaires, donc précaires. Une thèse réfutée par le gouvernement Rajoy qui souligne que les contrats à durée indéterminée et à temps complet auraient augmenté de 16,94% sur les sept premiers mois de l’année, par rapport à la même période en 2014.

Petit déjeuner européen avec Enrique Calvet-Chambon from Ecole nationale d’administration on Vimeo.

La réalité, vue depuis le Parlement européen, et loin des enjeux électoraux, Enrique Calvet-Chambon l’explique avec bien plus de nuances: «Nous partions de tellement bas que tout s’est un petit peu amélioré; c’est vrai. Mais le fait est que nous avons aujourd’hui un monde du travail beaucoup plus flexible et donc beaucoup plus précaire. Cela signifie par conséquent qu’il est plus facile de licencier, que les salaires se sont réduits à un niveau parfois équivalent à celui des ‘working poors’ – ces personnes qui, bien que travaillant, n’arrivent pas à joindre les deux bouts, ni même à construire une famille. Cette réalité ne peut être niée». Aujourd’hui, prévient-il, l’urgence tient à une «meilleure redistribution de ces sacrifices, à ré-élever un niveau de vie qui est parfois allé trop bas, bien au-delà du nécessaire». Mais, s’adressant cette fois à la gauche ibérique, « ne leurrons pas les gens: si l’on veut revenir à la situation antérieure, à court ou moyen terme, c’est inutile parce que cela ne pourra se faire».

Et puis, certes encore, les investissements étrangers ont également repris, notamment en raison de la promulgation, en 2014, d’une «loi de soutien à l’entrepreneur et d’internationalisation», qui a introduit la possibilité pour les investisseurs étrangers d’obtenir un permis de résidence spécifique si ces derniers réalisent notamment l’un des investissements suivants: l’acquisition d’un bien immobilier d’une valeur égale ou supérieure à 500.000 euros ou un investissement d’une valeur de 1.000.000 d’euros dans des sociétés espagnoles. Autre point positif: les grandes entreprises nationales, attirent, également, avec l’entrée d’un fonds singapourien au capital de la compagnie pétrolière Repsol. De même, Qatar Holdings est devenu le premier actionnaire d’Iberdrola; Bill Gates, co-fondateur de Microsoft, est quant à lui entré au capital d’un groupe de bâtiment et travaux publics. Des investissements étrangers «absoluments indispensables pour l’Espagne, qui est un pays surendetté avec une faible épargne intérieure qui sert principalement à rembourser la dette», note Enrique Calvet-Chambon. «Indispensables», parce que «nous avons besoin de l’épargne extérieure pour renouveler notre outil productif, pour redynamiser notre économie», quand bien même cela servirait-il à des investisseurs non membres de l’Union de plateforme pour pénétrer le marché européen et, au-delà, les grands marchés sud et nord américains où, dans le cas des Etats-Unis, l’espagnol se parle déjà beaucoup. Des points enfin d’autant plus positifs que l’investissement, à la différence d’autres périodes de croissance, n’y est cette fois «pas spéculatif», relève l’élu PPE, et s’inscrit bien davantage dans une logique constructive susceptible de servir de locomotive à l’ensemble de l’économie espagnole.

Il n’empêche que «l’Espagne reste actuellement très dépendante de l’extérieur et qu’au-delà de ces apports financiers nouveaux, une sortie plus durable de la crise reste soumise à d’autres aléas étrangers», dont ne font pas mention les chiffres gouvernementaux de juillet dernier: «les pays émergents et la Chine, qui tiennent difficilement sur le plan économique; l’Europe, qui n’arrive pas s’engager – comme les Etats-Unis l’ont fait – dans une forte initiative de croissance générale». «Si tout va bien, donc, oui, nous descendrons en dessous de la barre des 20% de taux de chômage d’ici deux à trois ans. Mais imaginez quand même ce que c’est que d’avoir 1/5 de la population au chômage. Dans la plupart des autres pays du monde, un tel taux engendrerait une guerre civile ouverte! Nous, nous y sommes très habitués…» Pour le meilleur ou pour le pire… ? L’histoire na pas encore tranché. Mais à l’heure où se ne cessent de monter mouvements radicaux et indépendantistes, Enrique Calvet-Chambon, ne s’en cache pas: pour que les sacrifices imposés ces dernières années n’aient pas été faits et acceptés en vain, beaucoup reste encore à faire, reprise annoncée ou non…

Photo: ENA

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