Viviane Reding: « La France a fait la même erreur que les Etats-Unis après le 11 Septembre »

Profilage commercial, surveillance de masse sous couvert de lutte anti-terroriste: quelle place, en Europe, pour la protection des données? Quels rapports de force entre lobbies, Etats et institutions communautaires en la matière? Tour d’horizon, à l’occasion des 10èmes Rendez-vous européens de Strasbourg (2), avec Viviane Reding, anciennement en charge de la Justice au sein de la Commission Barroso et désormais élue PPE au Parlement européen.

Facebook, Google, ont régulièrement été pointés du doigt ces dernières années en matière de protection des données, que l’usage des données privées relève d’une stratégie commerciale ou, comme dans le cadre des révélations d’Edward Snowden, d’une coopération avec les services de Renseignements américains. Comment permettre aux Internautes de retrouver un semblant de contrôle sur leurs données personnelles?

L’Union européenne dispose d’une législation depuis 1995. Il s’agit de la directive sur la protection des données mais celle-ci n’est effectivement plus adaptée au monde numérique parce qu’elle divise le territoire de l’Union en 28 territoires dès lors qu’une directive est transposée en doit national. Or, les lois nationales sont différentes, le pouvoir des contrôleurs varie d’un Etat à l’autre; ce qui créé un patchwork qui ne les aide absolument pas. C’est la raison pour laquelle, en janvier 2012, j’ai mis sur la table une proposition de règlement.

Qu’apporterait de plus ce règlement par rapport à une directive ?

A la différence d’une directive, un règlement élimine toutes les lois nationales et les remplace par une loi européenne, commune à l’ensemble du territoire de l’Union. Ce que propose un règlement est une seule et même règle s’appliquant sur l’ensemble du territoire de l’Union pour défendre le droit de l’individu à sa décision sur ses propres données. Une règle, qui s’applique aussi aux industries, entreprises, PME, start-up, désireuses d’exercer leur activité sur le marché européen. Et, concept très important, ce texte s’applique en ce cas quel que soit le lieu d’hébergement de la maison mère de l’entreprise; que celui-ci soit situé sur ou hors du territoire de l’Union.

La Commission européenne, dont vous étiez alors membre, mais également le Parlement européen, vous ont soutenu dans cette démarche, mais par forcément les Etats…

Il est vrai que depuis janvier 2012, le Parlement européen a soutenu ma proposition, alors que les gouvernements ont essayé de la détricoter…

Comment expliquez-vous cette opposition entre les Etats membres d’un côté, la Commission et le Parlement de l’autre ?

Je pense que le lobbying américain a très bien fonctionné sur les capitales européennes. Dans plusieurs d’entre-elles, entreprises et gouvernement américains ont dépêché des lobbyistes chevronnés qui ont travaillé sur les Etats membres avec pour résultat que plusieurs d’entre-eux ont fini par s’opposer à ce qu’une loi européenne vienne véritablement protéger les citoyens.

Viviane Reding: «La France a fait la même erreur que les Etats-Unis après le 11 Septembre» from Ecole nationale d’administration on Vimeo.

Certes, mais cela n’explique pas que la Commission ou le Parlement aient été moins influençables que les Vingt-huit. Ces deux institutions ne sont en effet pas moins courtisées par les groupes d’influence que les exécutifs nationaux…

Disons qu’il est beaucoup plus facile pour les instances européennes de résister à de telles stratégies d’influence dans la mesure où leur action ne répond pas à la défense d’intérêts nationaux. J’entends par là que lorsque le Parlement européen travaille, il le fait dans l’intérêt de l’ensemble des citoyens européens. A l’inverse, les Etats membres défendent principalement des intérêts nationaux à court terme, qu’il s’agisse d’investissements économiques ou d’autres relations bilatérales, sur lesquels ont davantage prise les lobbies. Ceci explique en grande partie la différence d’approche des institutions européennes et des Etats membres sur la question de la protection des données.

En matière de protection des données, se pose également la question de la surveillance d’Etat. Celle-ci vaut, comme l’a révélé Edward Snowden pour les gouvernements eux-mêmes et peut-être plus encore pour les citoyens. Je pense notamment ici à la Loi française sur le Renseignement, dénoncée jusqu’au Conseil de l’Europe qui s’inquiète d’un risque de surveillance de masse au nom de la lutte anti-terroriste.

J’ai lu la nouvelle loi française sur le Renseignement et disons que je trouve qu’elle a été faite un peu trop rapidement après les attentats contre Charlie Hebdo. En fait, cette loi est essentiellement une loi de sécurité et non une loi de protection des valeurs et des droits du citoyen; ce que je regrette profondément. Ma conviction est qu’il ne faut jamais rédiger de textes dans la précipitation suite à un événement aussi terrible que les attentats de janvier dernier. De mon point de vue, la France a fait la même erreur que les Etats-Unis après le 11 Septembre, lorsqu’ils ont donné tous les pouvoirs à la NSA sans que ne soit mis en place un filtre parlementaire ou celui d’un juge. Or, si aujourd’hui nous avons bien évidemment besoin d’agences de renseignements qui protègent et ont les capacités d’agir face au terrorisme ou à la grande criminalité, dans nos systèmes démocratiques, une telle pratique doit être encadrée par une loi, dont les exceptions doivent être autorisées par un juge. Et là, force est de constater que ce que nous avons vu émerger dans certains Etats n’est, en l’état actuel des choses, en aucun cas acceptable et va contre la loi de la démocratie.

(1) Christophe Nonnenmacher est chargé de mission au Pôle européen d’administration publique de Strasbourg (PEAP). Journaliste spécialisé sur les questions européennes, il a notamment travaillé pour La Semaine de l’Europe, La Quinzaine européenne et l’Européenne de Bruxelles, avant de diriger, jusqu’en 2009, le site Europeus.org, qu’il cofonda en 2004 avec Daniel Daniel Riot, alors directeur de la rédaction européenne de France3. Il a également travaillé cinq ans au Parlement européen.

(2) Entretien enregistré le 19 mai 2015, à l’occasion de la Conférence d’ouverture des 10èmes Rendez-vous européens de Strasbourg, à la Maison de la Région Alsace.

Photo: Julie Roth

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