Claude Rolin: «L'Europe de demain sera sociale ou ne sera pas»

30 ans après les négociations de Val Duchesse et la mise en place de la méthode Delors, le Dialogue social européen est-il encore envisageable dans un contexte de crise? Ancien syndicaliste belge désormais membre du groupe parlementaire PPE, Claude Rolin veut y croire, pour peu que la Commission européenne en accepte le leadership et défende une méthode véritablement volontariste. A défaut, prévient-il, nous irons « dans le mur».

Le social a-t-il une place dans la construction européenne? «Oui», historiquement, même, répond sans ambages Claude Rolin (2), ancien Secrétaire général de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), aujourd’hui élu PPE au Parlement européen. «Le social, le dialogue social sont à l’origine même de la construction européenne», martèle-t-il. Déjà, à l’époque de la CECA, un comité intégrait salariés et patronat. Vint ensuite la mise en place de comités mixtes; puis, le 24 décembre 1970, du Comité permanent de l’emploi (CPE), suite à l’adoption de la décision du Conseil 70/532/CEE, ainsi que des comités permanents de l’emploi qui donnèrent naissance à la concertation tripartite, qui désigne les échanges entre partenaires sociaux et autorités publiques européennes. Mais surtout, si l’on devait retenir un moment fort, ce serait Val Duchesse, en 1985.

«La méthode Delors a marqué la publication du premier avis des partenaires sociaux sur la croissance» 

Val Duchesse, un processus, un nom hérités du lieu qui accueillit ces rencontres informelles entre syndicats et patronat, avec l’idée, défendue par Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, que «le volet économique communautaire ne pourrait avancer sans ce Dialogue social». «Et cela a fonctionné!», analyse l’élu membre de la commission parlementaire de l’Emploi et des Affaires sociales. «La méthode Delors a marqué la publication, en 1986, du premier avis des partenaires sociaux sur la croissance. Puis, la méthode s’est développée, avec pour exigence de réussite que les partenaires sociaux s’acclimatent à ce nouveau processus, s’apprivoisent pour construire cette négociation, réussissent à se mettre dans la position de l’autre pour bien comprendre ses intérêts et produire une stratégie et des résultats».

Entre 1985 et 1991, les activités bipartites ont ainsi abouti à l’adoption de résolutions, déclarations et avis communs, certes sans force contraignante, mais qui débouchèrent sur la signature, le 31 octobre 1991, d’un accord entre les partenaires sociaux. Un texte intégré au protocole sur la politique sociale et annexé au traité de Maastricht en 1991, puis repris dans le Traité d’Amsterdam en 1997 (articles 154 et 155 du TFUE) et qui conduisit à la mise en oeuvre de trois accords-cadres, respectivement sur le congé parental en 1996, sur le travail à temps partiel en 1997, et sur les contrats à durée déterminée en 1999. Puis, en 2001, sur une «contribution commune» portée par les partenaires sociaux européens au Conseil européen de Laeken. «Conformément à l’accord de 1991 (art 155§2 TFUE), cette dernière phase, note-t-on du côté de la Commission, a été caractérisée par l’accroissement du degré d’indépendance et d’autonomie du dialogue social. Un degré d’indépendance qui favorisa la conclusion des premiers accords-cadres sur le télétravail (2002), sur le stress lié au travail (2004), le harcèlement et la violence au travail (2007), les marchés du travail inclusifs (2010), le développement des compétences et des qualifications tout au long de la vie (2002), ou encore l’égalité hommes-femmes (2005). Autant d’avancées qui, analyse Claude Rolin, n’auraient sans doute pas été possibles sans Jacques Delors, «le premier à donner une véritable impulsion au Dialogue social, et qui, sous réserve de ce que fera Jean-Claude Juncker, pourrait finalement être le dernier».

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30 ans après les négociations de Val Duchesse et la mise en place de la méthode Delors, le Dialogue social européen est-il encore envisageable dans un contexte de crise? Ancien syndicaliste belge désormais membre du groupe parlementaire PPE, Claude Rolin veut y croire, pour peu que la Commission européenne en accepte le leadership et défende une méthode véritablement volontariste. A défaut, prévient-il, nous irons « dans le mur». Lire… 

«Nous n’aurons aucune prise face à des groupes qui ont des stratégies multinationales, si nous continuons à réagir sur des espaces nationaux»

Raisons de ce scepticisme, selon l’élu belge? L’affadissement progressif, justement, du Dialogue social après l’ère Delors, la transformation progressive de celui-ci en des «réunions devenues aujourd’hui des grands-messes sans foi», le tout dans le sillage d’un monde qui s’est profondément transformé en quelques années. «La globalisation de l’économie a en effet eu pour conséquence que le rapport entre le monde du travail et le patronat, mais aussi au sein même de l’entreprise, change de forme», note Claude Rolin. «Une entreprise financiarisée ne fonctionne en effet pas comme une entreprise industrielle, où l’on savait exactement qui était en face de nous, argumente-t-il. Avant, nous avions des entreprises territorialisées, avec un patron dont on connaissait le visage» alors qu’aujourd’hui prédomine l’actionnariat et les «objectifs financiers court termistes». Une évolution qui, poursuit-il, n’est pas non plus sans conséquences sur la capacité de réaction des syndicats et du monde politique face au monde de l’entreprise: «Nous n’avons ni n’aurons aucune prise face à des groupes qui ont des stratégies multinationales, si nous continuons à réagir sur des espaces nationaux», prévient-il, en faisant notamment allusion à Arcelor Mittal. «Si nous ne nous adaptons pas [à cette nouvelle réalité], si nous ne mettons pas des règles communes en place, alors nous avons perdu d’avance, parce que nous n’aurons pas la capacité de peser» sur ces grands groupes. L’idée sous-jacente de Claude Rolin: réagir ensemble, au niveau de l’Union, «qui reste le plus grand marché» et qui, de fait, dispose d’un réel pouvoir d’inflexion sur le monde de la finance.

«La question du dumping social n’a toujours pas été réglée»

Seconde cause de scepticisme, les dommages corollaires de l’Elargissement: «Si tant est qu’il était une nécessité, son accompagnement social n’était pas suffisant ce qui a, par exemple, eu pour conséquence d’engendrer un dumping social au sein même de l’Union. Or, ce dumping social n’a toujours pas été réglé», référence, cette fois faite, aux différentiels de coût de main d’oeuvre entre les pays de l’ouest de l’Union et les anciens PECO. Mais aussi à celui des pratiques mêmes du Dialogue social entre Est et Ouest, comme le relevait début mars Patrick Itschertn, directeur adjoint de la Confédération européenne des syndicats (CES): «Depuis que l’Union s’est élargie, personne ne peut nier qu’il est difficile de mettre en place un Dialogue social efficace à échelle européenne. Dans certains pays, [celui-ci] fonctionne, il est efficace et représentatif, mais dans d’autres, les partenaires sociaux ont perdu toute visibilité, crédibilité et n’existent presque plus». Des différentiels qui devraient progressivement être amenés se résorber mais qui, pour l’heure, existent toujours, même si nul n’avait besoin de jouer les Cassandre pour s’en convaincre. La plupart des économistes ne prédisaient-ils en effet pas, pour ces Etats, dont les plus avancés comme la Hongrie, que ceux-ci mettraient a minima 25 ans pour atteindre le niveau de vie et de responsabilisation sociale des pays de l’Ouest. Nous étions alors en mai 2004. Nous ne sommes aujourd’hui qu’en 2015…

«L’augmentation du chômage met les syndicats dans une situation d’infériorité»

Et puis, reste l’impact de la crise économique et financière: le troisième et dernier élément de scepticisme. «Jamais, depuis longtemps, les tensions entre syndicats et patronat n’ont été aussi fortes, avec une augmentation du chômage qui met les syndicats dans une situation d’infériorité» et joue, de fait, non seulement en défaveur d’un dialogue serein et équilibré mais participe à un net clivage quant à «l’interprétation [même] des causes de la crise», selon que l’on se tient d’un côté ou de l’autre de la ligne de démarcation sociale. A moins de mettre en place de nouveaux mécanismes susceptibles de réduire le fossé existant entre patronat et syndicats, et de pousser à la défense ou à la construction d’un intérêt commun, il est à craindre que le Dialogue social peine, au moins à court terme, à reprendre dans un tel contexte.

«Soit nous évoluons soit nous allons dans le mur»

«Petite lueur d’espoir», néanmoins, tente de rassurer Claude Rolin, le volontarisme affiché, au moins dans l’approche discursive, par Jean-Claude Juncker, depuis sa prise de fonctions. En se positionnant, en juillet dernier depuis Strasbourg, comme désireux d’être le champion de l’économie de marché sociale et à se qualifier lui-même de «président du dialogue social», l’ancien Premier ministre luxembourgeois a réussi à susciter un nouvel espoir, tant son discours affichait une «rupture avec la précédente Commission», relève l’ancien syndicaliste. Un discours rapidement suivi, aussi, d’autres signes positifs dont l’organisation, début mars, d’une conférence à haut niveau à Bruxelles qui a réuni 400 acteurs de la concertation sociale européenne pour le trentième anniversaire des accords de Val Duchesse. Mais également la nomination au sein de la Commission européenne d’acteurs annoncés comme plus enclins que par le passé à défendre l’intérêt collectif des Européens que ceux de leur Etat d’origine. Ces signes, Claude Rolin dit vouloir y croire. Non pas par simple europhilie mais bien «parce que nous sommes à un tournant: soit nous évoluons soit nous allons dans le mur». Preuve en est selon lui, l’actuelle composition du Parlement avec une représentation progressive, voire massive des courants europhobes et populistes. Une montée en puissance qui, analyse-t-il, se nourrit du «terreau fertile» de la déshérence sociale et dont le Dialogue social peut être un élément moteur de déconstruction.

«Si la Commission prend l’initiative sur le Dialogue social, cela peut nous permettre d’avancer»

Pour y parvenir, «ce dont nous avons aujourd’hui besoin est d’une re-mobilisation de l’ensemble des acteurs, et tout particulièrement des partenaires sociaux, par la qualité du contenu de leurs échanges et de leurs travaux», plaide ainsi l’élu PPE. Une volonté certes louable, mais qui interroge toutefois quant aux réelles marges de manœuvre pour y parvenir dans un contexte si asymétrique entre partenaires sociaux. Mais l’homme, fort de son expérience syndicaliste, n’est pas à court d’idées et ne manque pas de citer l’exemple belge: «Vous savez, en Belgique, il existe une manière assez simple pour faire dialoguer les gens entre eux et les inciter à trouver des compromis: le gouvernement vous donne six mois pour trouver un accord. Si à expiration de ce délai aucun accord n’est trouvé, il prend lui-même une décision après vous avoir prévenu que celle-ci ne plaira ni à l’un ni à l’autre partenaire». L’effet moteur est direct, relève Claude Rolin: soucieux de ne pas se voir imposer des règles bien plus contraires à leurs intérêts que celles qu’ils auraient pu négocier entre eux, les partenaires sociaux trouvent systématiquement un accord dans les six mois impartis: «En Belgique, vous ne ressortez jamais de telles rencontres sans accord. Et cela fonctionne!».

Adapter ce processus à l’échelle de l’Union, Claude Rolin y croit et en défend l’idée. Mais pour qu’une telle réforme puisse progressivement se mettre en place et être acceptée par des Etats ayant une culture différente du Dialogue social, encore faut-il «commencer par des dossiers où l’on sent qu’il y a moyen d’avoir peu de divergences sur la réalité du problème et la nécessité de le régler». Et l’ancien syndicaliste de citer en exemple «les enjeux liés à l’apprentissage et à la formation» : «Si la Commission prend l’initiative, cela peut nous permettre d’avancer». Tout ou presque le principe de volontarisme et de vision politiques, dont l’absence fut, au moins au cours des dix dernières années, l’une des principales causes d’éloignement des citoyens de l’Union.

(1) Christophe Nonnenmacher est chargé de mission au Pôle européen d’administration publique de Strasbourg (PEAP). Journaliste spécialisé sur les questions européennes, il a notamment travaillé pour La Semaine de l’Europe, La Quinzaine européenne et l’Européenne de Bruxelles, avant de diriger, jusqu’en 2009, le site Europeus.org, qu’il cofonda en 2004 avec Daniel Daniel Riot, alors directeur de la rédaction européenne de France3. Il a également travaillé cinq ans au Parlement européen.

Natacha Ficarelli est rédactrice en chef adjointe de la revue Etudes européennes

(2) Intervention de Claude Rolin lors du Petit déjeuner européen de l’ENA consacré à l’Europe sociale, organisée dans le cadre des 10èmes Rendez-vous européens de Strasbourg

© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.