Drames des migrants en Méditerranée: Le Parlement noie le Conseil sous les critiques. Mais ensuite...?

1776 victimes en Méditerranée en à peine quatre mois. Face à ce bilan, l’incapacité des Etats membres à s’entendre sur une politique commune de gestion de crise humanitaire, le Parlement hausse le ton, soutenu dans son action par le commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, une institution dont sont également individuellement membres les Vingt-huit. Simples voeux pieux ou préfiguration d’un changement de cap, dans l’attente, aujourd’hui 13 mai, de la présentation de la stratégie globale sur l’immigration de la Commission? 

«La situation en Méditerranée est dramatique. Cela ne peut pas durer». En convoquant par ces mots un sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne, jeudi 23 avril, le président du Conseil européen Donald Tusk laissait espérer un certain volontarisme politique des Vingt-huit en matière de politiques migratoires. L’espoir n’aura finalement duré que quelques heures. «Les résultats de cette réunion sont-ils à la hauteur de l’urgence humanitaire qui se joue aux portes de l’Europe?», interrogeait dès le lendemain la délégation socialiste française (DSF) au Parlement européen. «À la lecture de ses conclusions, notait sa présidente Pervenche Berès, il est permis d’en douter, mais cette déception n’est finalement pas très surprenante. Elle ne l’est pas parce que tout simplement, cela fait des années que ces drames se répètent inlassablement. Les solutions concrètes existent pourtant, elles aussi, depuis des années. Malheureusement, l’ensemble de ces mesures sont mises en échec par des États membres qui ne se situent pas dans la logique de solidarité». 

«Une fois encore, nous avons atteint le plus petit dénominateur commun»

Venant de l’aile gauche du Parlement, l’attaque politique aurait pu en rester là, mais Libéraux et Conservateurs se sont joints à la fronde, ne cachant plus une certaine exaspération. «Une fois encore, nous avons atteint le plus petit dénominateur commun, déplorait ainsi au même moment Guy Verhofstadt, président du groupe libéral au Parlement. Plus virulent encore, son homologue conservateur PPE, Manfred Weber, déclarait pour sa part en amont de la rencontre que «le sommet européen ne [devait] pas se résumer à une séance photo. Ce qui doit en sortir, c’est une réponse concrète aux tragédies de ces derniers mois». Et pour cela, «la priorité doit aller à l’augmentation rapide du nombre de missions de sauvetage, au renforcement de l’agence FRONTEX ainsi qu’à la mise en place d’une mission européenne globale de contrôle et de sauvetage aux frontières de l’Union». Les mesures supplémentaires, enfin, «consisteront à intensifier la lutte contre les passeurs et à renforcer la coopération avec le voisinage méditerranéen et les pays d’origine des réfugiés». En ligne de mire, ou pour espoir, à défaut de position et de vision communes des Vingt-huit, la présentation, aujourd’hui 13 mai, de la stratégie globale sur l’immigration de la Commission aura un petit air de Graal pour qui espère voir l’Union se doter d’une véritable politique commune en la matière, dépassant les clivages inter-étatiques. 

Reste qu’une présentation stratégique – si elle venait à être soutenue – ne suffira à résoudre l’urgence, alors qu’entre janvier et avril, déjà 1.776 migrants ont péri en mer. Soit un nombre de victimes équivalent à six mois de l’année 2014… De quoi laisser dire à Manfred Weber, non sans un certain pragmatisme, qu’au regard de cette douloureuse réalité les États membres seraient déjà bien inspirés de commencer par «mettre en place les règles européennes communes en matière d’asile, et cesser de reporter [indéfiniment] leur mise en œuvre»…

«L’approche des Etats membres reste ancrée dans une dimension sécuritaire»

Tout aussi critique, la sortie – suffisamment rare sur la forme, pour être mentionnée – du commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe sur sa page Facebook. Certes, l’organisation que représente Nils Muižnieks n’est pas rattachée à l’Union européenne mais ses Etats membres en font néanmoins partie à titre individuel. De quoi assurer une certaine légitimité de l’organisation paneuropéenne à interpeler les chefs d’Etat et de gouvernement concernés sur ce dossier. Entre autres griefs assez vigoureusement formulés, l’insuffisance des ressources financières consacrées au sauvetage des migrants, l’incapacité des Vingt-huit à adopter une position solidaire vis-à-vis des pays les plus exposés, comme l’Italie, la Grèce, l’Espagne et Malte, ou, plus tragiquement, à s’entendre sur une stratégie commune à la fois d’endiguement des trafics mais également de sortie de crise humanitaire. «Teinté de militariste, le jargon utilisé [par les Vingt-huit] envers les trafiquants – combat, destruction, capture – et l’accent mis sur la migration ‘illégale’ indiquent que l’approche des Etats membres reste ancrée dans une dimension sécuritaire et que ceux-ci et l’Union manquent leur cible», fustige Nils Muižnieks. Et celui-ci de rappeler en ce sens que «les passeurs prospèrent lorsque les contrôles aux frontières et les politiques d’immigration se durcissent», et non l’inverse, concluant : «si l’Union veut vraiment combattre les passeurs, elle doit accroître les voies légales de demande d’asile» et faciliter le regroupement familial pour raisons humanitaires, de nombreux migrants ayant déjà des proches sur le territoire européen.

 «Une exploitation déplorable de cette tragédie par certains politiciens»

Autant dire qu’après ce premier tir de salves, le débat annoncé, mercredi 29 avril, entre députés européens et les présidents de la Commission et du Conseil, Jean-Claude Juncker et Donald Tusk, s’annonçait quelque peu houleux. Entre incapacité des Etats membres à se doter d’une vision globale et solidaire, attente de celle de la Commission, pragmatisme parfois teinté d’angélisme humanitaire d’une partie de l’hémicycle et populisme s’offusquant d’une éventuelle politique européenne d’asile susceptible de «pousser davantage de migrants dans les bras de trafiquants barbares opérant depuis la Libye», l’ambiance prit rapidement des allures quelques peu électriques, au point, pour Pervenche Berès, de qualifier publiquement le débat de «tendu»… Et Sophie In ´t Veld, vice-présidente du groupe des Libéraux, de dénoncer «l’exploitation déplorable de cette tragédie migratoire par certains politiciens afin de satisfaire leur propre agenda populiste, xénophobe et anti-européen». Cibles de choix, le britannique Nigel Farage (EFDD) qui, relève la députée néerlandaise, «invente des histoires effrayantes dépeignant l’arrivée de milliers de djihadistes en Europe» ou encore le Hongrois Victor Orban, prêt à tout ou presque, sur le plan national, pour ne pas se laisser déborder sur sa droite… extrême, par ses rivaux du parti Jobbik.

«L’urgence est à la recherche et au sauvetage des migrants»

Passée l’approche théâtrale et la critique de circonstance, restait encore pour le Parlement à avancer sur le fond du dossier. La chose fut là aussi faite, sous la forme du vote d’une résolution (p.264) ad hoc, dont la portée, si elle reste symbolique, n’en conserve pas moins un certain intérêt politique, affichant une ligne relativement commune entre le Parlement et la Commission face aux oppositions inter-étatiques. Un point notamment relevé par la délégation socialiste française qui, à la sortie de cette journée, analysait ainsi les clivages institutionnels: «Le Conseil veut concentrer son action sur la lutte contre les trafiquants. La Commission et le Parlement sont convaincus que l’urgence est à la recherche et au sauvetage des migrants».

«Une approche irresponsable des États-membres envers les demandeurs d’asile»

Cette position, partagée par une majorité de députés européens est un «signal clair et fort aux gouvernements de l’Union, les sommant de faire beaucoup plus pour assurer que les réfugiés qui traversent la Méditerranée soient sauvés et non plus abandonnés à leur terrible sort», complétait la députée européenne écologiste Eva Joly. «Se contenter de donner plus d’argent, de bateaux et de ressources à Triton – la mission de l’agence européenne de contrôle des frontières FRONTEX-, n’est clairement pas suffisant». De plus, relève l’ancienne magistrate, proche dans ses attentes du commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, le Parlement «a critiqué l’approche irresponsable des États-membres envers les demandeurs d’asile. Dans le cadre du règlement de Dublin, l’entière responsabilité est en effet laissée aux États-Membres du sud de l’Union. Ce système doit changer. Nous avons besoin de quotas contraignants pour permettre une répartition équitable des demandeurs d’asile dans l’ensemble des États-membres et non plus seulement là où ils traversent la frontière. Cette répartition doit également tenir compte de facteurs tels que la connaissance de la langue et la présence de membres de la famille des demandeurs d’asile dans le pays. Cela permettrait de renforcer l’intégration et de réduire la migration secondaire».

Petit bémol, néanmoins, dans cette position commune, le positionnement de l’ancien ministre français de l’Intérieur et élu PPE, Brice Hortefeux, qui «met en garde ceux qui seraient tentés de répondre à ce phénomène par une politique d’ouverture des frontières et un assouplissement de la politique de l’asile», là où son président Manfred Weber soulignait pourtant «qu’accueillir les réfugiés fuyant des guerres était un devoir pour les Européens». Une tonalité quelque peu discordante mais qui n’enlève rien sur le fond à la volonté du Parlement de sortir par le haut de cette crise humanitaire.

Voeux pieux et limites de l’action de l’Union

Autres sources de satisfactions non exhaustives, relevées par la délégation socialiste française, «la promotion d’un mécanisme de solidarité intra-européenne en appelant, [justement], à une répartition obligatoire des demandeurs d’asile entre les États membres, l’activation de la directive ‘protection temporaire’ de 2001 et une assistance renforcée pour les États en première ligne», ou encore l’encouragement des «efforts diplomatiques pour permettre une résolution des conflits et un retour à la stabilité dans certaines zones, telles que la Libye, l’Irak et la Syrie». Un dernier point cette fois également repris par Brice Hortefeux, qui appelle également à «soutenir tous les efforts entrepris en Libye pour rétablir la sécurité et la stabilité du pays et de la région». Un vœu certes louable de par et d’autre de l’échiquier parlementaire mais qui semble principalement relever du voeu pieux, au regard de la réalité politique de ces pays. Livrés au chaos, ceux-ci n’ont, depuis bien longtemps déjà, plus les moyens d’assurer leur propre sécurité intérieure ou le moindre contrôle à leurs frontières. Quant à l’Union, coincée entre son incapacité chronique à agir sur la scène géopolitique et ses relations tendues avec Moscou qui se refuse à soutenir la moindre ingérence communautaire dans la région, celle-ci n’existe principalement que dans l’approche discursive…

Reste la proposition du groupe libéral de créer une «Blue Card» européenne, calquée pour partie sur le modèle de Green Card américaine et qui, relèvent ses partisans, permettrait, en ouvrant un peu plus la voie de l’immigration légale, de réduire le champ d’action des passeurs. Une proposition que la Commission sera sans doute également amenée à étudier et qui pourrait rejoindre la position de Jean-Claude Juncker mais qui, pas plus que la solution diplomatique, ne semble à ce stade en mesure de concilier à court terme impératifs humanitaires et phobies sociales et sécuritaires. A moins que, d’ici-là, les Etats membres finissent enfin par s’accorder sur une vision des politiques de fond à mener en Méditerranée et à les mettre en œuvre sans tarder…

A propos de l’auteur : Christophe Nonnenmacher est chargé de mission au Pôle européen d’administration publique de Strasbourg (PEAP). Journaliste spécialisé sur les questions européennes, il a notamment travaillé pour La Semaine de l’Europe, La Quinzaine européenne et l’Européenne de Bruxelles, avant de diriger, jusqu’en 2009, le site Europeus.org, qu’il cofonda en 2004 avec Daniel Daniel Riot, alors directeur de la rédaction européenne de France3. Il a également travaillé cinq ans au Parlement européen.

Photo: Maso Notariani sous creative commons 

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Dossier Union pour la Méditerranée

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