Commission européenne: révolution à tous les étages

Dans l’un de ses ouvrages les plus célèbres, l’écrivain britannique David Lodge titrait Changement de décor. A écouter Jean-Claude Juncker, dans les locaux parisiens de l’ENA, cette manchette littéraire pourrait à elle seule résumer son plan d’action pour les cinq ans à venir au sein de la Commission. Nouvelles règles de gouvernance institutionnelle, retour de la méthode communautaire, renforcement du principe de subsidiarité, concentration de l’action de la Commission sur le développement de grands projets, indépendance vis-à-vis des Etats en matière d’investissements économiques, représentation unique de l’Union dans les instances financières internationales, plus grande transparence en matière de négociations commerciales… Plus qu’un simple changement de décors, en fait, une révolution à tous les étages.

Modalités de campagne, avènement de «Spitzenkandidaten» ou de têtes de liste transnationales aux élections européennes, mais également, l’échéance électorale passée, nouvelle relation du Président de la Commission avec le Parlement européen, plus proche, plus constructive, de l’aveu même du Président de l’institution parlementaire lorsqu’il a lui-même l’occasion d’aborder le sujet: invité le 16 janvier dernier dans les locaux parisiens de l’ENA à prononcer le discours de clôture de la 8ème promotion du Cycle des Hautes Études Européennes placée sous son parrainage, Jean-Claude Juncker liste une longue succession de réformes récentes ou en cours, au sein de l’institution qu’il préside. Autres changements remarqués, une nouvelle architecture de l’exécutif européen, aussi, avec la constitution de pôles de Commissaires coordonnés par des vice-présidents qui, précise Jean-Claude Juncker, «ne sont pas des sous-chefs», à l’exception peut-être de Frans Timmermans, sourit-il, véritable «numéro 2» de l’institution. En quelques mois à peine, l’Union vient de vivre une petite révolution institutionnelle, prenant, au moins sur le papier ou dans ses premières intentions, un visage moins «technocratique» et plus «politique». Pour seul exemple, relève encore le nouveau Président de la Commission, la présence dans son équipe de plusieurs anciens premiers ministres, ministres des Affaires étrangères ou des Finances: «Des hommes et des femmes politiques connus dans leur pays et amenés à se déplacer en Europe pour parler de leurs dossiers mais également de la politique générale de la Commission».

Commission Juncker: le retour du politique from Ecole nationale d’administration on Vimeo.

Autre nouveauté de taille: l’existence affichée par le nouvel exécutif d’une vision européenne. Une évidence, serait-on tenté de dire, mais qui, justement, n’avait plus grand-chose d’évident, depuis longtemps. Cette vision, Jean-Claude Juncker, qui se définit lui-même comme un héritier de Jacques Delors, la décline en plusieurs axes, dont un central: le retour de la primauté de la méthode communautaire sur la méthode intergouvernementale. Plus concrètement encore, le retour de l’intérêt collectif européen sur les intérêts particuliers des Etats membres. Première illustration de cette nouvelle orientation, le Plan d’investissement de 315 milliards d’euros porté par le Président de la Commission. Un budget qui, si de l’aveu même de Jean-Claude Juncker «n’est pas énorme», parce que construit à partir des «moyens dont nous disposons», n’en est pas moins «une petite révolution budgétaire», sa répartition ne répondant pas à une logique de subventions classique, mais à la mise en place de nouveaux instruments financiers avec de l’argent non seulement appelé à rejoindre «directement l’économie réelle» mais aussi à être désormais attribué non plus par la Commission mais par la Banque européenne d’investissement, sur la base d’une évaluation indépendante. Conséquence directe, confortant le retour de la méthode communautaire: la rupture « avec la théorie du juste retour», popularisée en son temps par le célèbre «I want my money back» de Margaret Thatcher. Concrètement, dans le cadre de ce Plan, un investissement ne se fera plus en fonction de la contribution budgétaire d’un Etat au Budget de l’Union, mais en fonction de ses seuls intérêt et viabilité. Une révolution, reconnaît le Président de la Commission.

Pourquoi le plan d’investissement de 315 mds d’euros est une révolution budgétaire? from Ecole nationale d’administration on Vimeo.

Communautarisation institutionnelle et des politiques d’investissement, donc, mais également de l’ensemble de la stratégie économique de l’Union. Car Jean-Claude Juncker ne s’en cache pas, confirmant ses précédentes déclarations dans notre revue: l’Europe, et plus particulièrement la zone euro, doit s’unir si elle veut encore espérer peser dans les prochaines années sur le plan international. Cette politique passe bien sûr par la mise en œuvre de grands projets d’intérêt collectif, dont l’Union de l’Energie ou le Marché unique du numérique et des capitaux. Mais également par une meilleure coordination des politiques économiques européennes et une refonte profonde de sa représentation dans les grandes instances financières internationales, au premier rang desquelles le Fonds monétaire international. Car pour l’heure, relève Jean-Claude Juncker, force est de constater que «le ridicule ne tue plus. Sinon, d’ailleurs, les rues de Bruxelles seraient jonchées de cadavres», ironise-t-il, reprenant une formule qu’il décline à l’envi depuis dix ans déjà. Et le Président de la Commission de s’en référer à son expérience personnelle pour étayer ses propos: «En tant que Président de l’Eurogroupe, j’ai pendant de longues années assisté aux réunions des ministres des Finances du G7», explique-t-il. «C’était un ballet de chaises invraisemblable. Il y avait les Français, les Allemands, les Italiens, les Britanniques, le Président de l’Eurogroupe, le Président de la Banque centrale, les banquiers centraux des différents pays membres du G7; ce qui a fait que l’Europe qui est en fait le principal actionnaire du Fonds monétaire international se faisait représenter par six, sept, huit représentants!» Une réalité qui, poursuit-il, «amuse les autres» mais «enlève toute efficacité à nos interventions». De ce point de vue, «la représentation de la zone euro à l’extérieur, conclut-il, est une exigence». Parce que si nous faisions cela, après avoir jugulé d’une façon assez respectable les effets de la crise, cela donnerait l’impression que l’Europe sait ce qu’elle veut». 

Pourquoi une représentation unique de la zone euro à l’extérieur est une exigence? from Ecole nationale d’administration on Vimeo.

Dans l’amphithéâtre du site parisien de l’ENA, Jean-Claude Juncker poursuit son argumentation. Il développe sa vision de l’avenir, teintée également de mutations profondes quant à son implication sociale et politique. Au travers de la poursuite de certains chantiers, par exemple, entamés sous la Présidence de José Manuel Barroso et consistant tout particulièrement à remettre au cœur de l’exécutif le principe de subsidiarité. Plus concrètement, en finir avec une ère où la Commission intervenait sur tous les dossiers dont la plupart auraient pu être traités à l’échelle nationale ou régionale. Une forme de dérive à laquelle l’Union doit encore aujourd’hui nombre de critiques europhobes quant à son intervention sur le calibrage des tomates ou autres données techniques dont elle n’est pas forcément destinée à assumer la charge législative. Non, ce que veut Jean-Claude Juncker est un recentrage de l’action de son institution sur de grands dossiers, comme ceux précédemment mentionnés, mais également une plus grande transparence de son action, comme sur le TTIP, le projet d’accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Une petite révolution, là aussi, parce qu’en profonde rupture avec le positionnement de la Commission sortante. Un autre exemple d’une réorientation de fond de l’action de l’exécutif européen qui, espère Jean-Claude Juncker, pourrait redonner de la lisibilité à l’action de la Commission et, peut-être enfin, permettre à l’Union de retrouver un nouveau souffle…

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Photo: Service audiovisuel du Parlement européen

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