La politique énergétique de l'Union rallume le moteur de la gouvernance européenne

Face à une prétendue souveraineté énergétique que ses Etats membres se refusent à voir disparaître, l’Union serait-elle finalement incapable de se doter d’une politique de l’énergie? S’il est acquis qu’une uniformisation des bouquets énergétiques n’est ni possible ni souhaitable, il existe une autre voix que l’imposition forcée d’une norme commune pour faire avancer l’Union de l’énergie.

«L’Union européenne n’a pas de politique énergétique»; «Elle est incapable d’interdire l’exploitation des gaz de schiste ou de modérer la filière nucléaire»; «La priorité que l’Europe donne aux énergies renouvelables (ENR) n’est peut être même plus un choix pertinent dans le contexte de l’effondrement des prix du pétrole»: de toutes parts, les critiques pleuvent sur l’Union et leurs auteurs savent se faire entendre. Ce qui est reprochée à l’Union? De ne pas avoir réussi à uniformiser les politiques énergétiques des Etats membres alors que le Traité de Lisbonne la dote sans ambiguïté, depuis son entrée en vigueur en 2009, d’une compétence d’harmonisation en la matière. L’Union ne disposerait donc pas à ce jour de l’influence politique et juridique nécessaire à son ambition. Bref, elle serait relativement désarmée dans un domaine d’une importance cruciale, alors que sa facture énergétique externe s’élève à plus d’un milliard d’euros par jour et représente plus d’un cinquième de ses importations totales. A titre d’exemple, l’Union importe ainsi 53% de l’énergie qu’elle consomme: près de 90% de son pétrole brut, 66% de son gaz naturel, et, dans une moindre mesure, respectivement 42% et 40% de ses combustibles solides et nucléaire. Sa dépendance énergétique atteint un seuil critique et menace sa dépendance politique.

Certains acteurs extérieurs pèsent évidemment plus particulièrement, au premier rang desquels la Russie, dont dépendent pas moins de six Etats membres pour la totalité de leurs importations de gaz et dont, pour trois d’entre eux, cette énergie couvre plus d’un quart des besoins énergétiques totaux. Pris à l’échelle de l’Union, rien qu’en 2013, l’ensemble des Etats membres étaient dépendants envers Moscou pour 39% de leurs importations et 27% de leur consommation gazière. En sens inverse, 71% de la production gazière russe était destinée à l’Europe, notamment à destination de l’Allemagne et de l’Italie, ses deux principaux clients.

L’indépendance énergétique et politique pour enjeu

Gagner en indépendance énergétique en développant les ENR est donc une priorité politique pour que l’Union européenne renforce son autonomie d’action et sa position sur la scène internationale. Ceci, encore plus dans un contexte de croissance mondiale de la demande d’énergie, qui devrait augmenter de 27% d’ici à 2030 et entraîner une évolution importante de l’approvisionnement énergétique et des flux commerciaux. L’Union ne peut donc pas se passer de partenariat avec la Russie mais doit aussi diversifier les sources et les routes de l’énergie pour éviter le black-out. Sinon la politique européenne de l’énergie restera otage des crises internationales, comme le rappellent trop régulièrement les tensions entre l’Ukraine et la Russie. Le prix du pétrole doit aussi être considéré en rapport avec les zones de production politiquement très instables, pour en mesurer le coût réel. Les ENR sont donc pour l’Europe une énergie politiquement plus durable. Et ce choix n’est pas fonction du prix du pétrole, dont on peut dire qu’il est extrêmement volatile sans pouvoir prédire quel niveau il atteindra. L’Union s’appuie sur la promotion des ENR parce qu’il s’agit de sa seule production indigène commune, susceptible de réduire sa dépendance.

L’indépendance énergétique plaiderait en toute logique en faveur d’une politique européenne de ces énergies. Reste que l’Union semble, en apparence, pourtant incapable de faire face à cet enjeu, de donner plus de poids à la décarbonisation de l’économie et à la promotion des énergies nouvelles et renouvelables. En apparence, parce qu’en pratique, les États membres suivent néanmoins la voie de la décarbonisation tracée par l’Union dans sa feuille de route pour 2050. Mieux, ceux-ci ont mis en œuvre, sans véritable opposition, les objectifs imposés en 2009 pour atteindre 20% d’ENR, hissant l’Union au rang d’économie la plus efficace sur le plan des émissions carbone, ce qui montre combien la politique européenne aboutit, en réalité, à modifier profondément le bouquet énergétique des Etats membres. Tous, à l’exception du Luxembourg, des Pays-Bas et du Royaume-Uni, ont ainsi atteint leurs objectifs intermédiaires pour 2013-2014, rappelle la Commission. Dix-neuf d’entre eux ont même dépassé l’objectif final de 20%. Mais, si ces données indiquent que, malgré les écueils, la politique européenne de l’Energie est une construction bien réelle, bien malin serait toutefois celui qui pourrait dire si ces performances résultent de contraintes européennes ou de décisions nationales…

Ni uniformisation, ni homogénéisation

Attachés à leur bouquet énergétique, les États membres associent en effet toute politique de l’Energie à une atteinte directe à leur souveraineté qu’ils n’entendent pas, et n’entendront sans doute jamais, accepter. Car de l’énergie dépend l’existence et la pérennité des États qui ont chacun défini leur propres politiques publiques énergétiques en fonction de la composition de leur sol ou sous-sol ainsi que de leurs priorités nationales. Cette réalité politique explique par exemple les différences de choix énergétique entre le Royaume-Uni et le Danemark: le premier a ainsi récemment fait le choix de développer un approvisionnement substantiel via une centrale atomique de nouvelle génération*, pendant que le second fait le pari de l’énergie renouvelable. Ces choix souverains sont également dictés par la nature des besoins réels de ces deux Etats, ce qui rend d’ailleurs impossible le développement uniforme des ENR dans tous les Etats.

L’autre différence irréductible qu’il faut prendre en compte pour construire une politique européenne de l’énergie est le niveau de développement entre les parties occidentales et orientales de l’Union. Alors que dans plusieurs Etats d’Europe de l’Ouest, la transition énergétique relève de la concrétisation d’un choix de société fait depuis plusieurs années, la plupart des États d’Europe de l’Est ne peuvent à ce jour encore s’inscrire dans une telle démarche. Ne disposant pas des moyens financiers suffisants pour atteindre ces objectifs durables, ceux-ci se sont ainsi vu accorder des dérogations en matière de protection de l’environnement, comme dans le cas de la Pologne, encore trop largement engagée dans l’exploitation du charbon dans des centrales à faible efficacité énergétique. Si l’on ajoute à cela les spécificités géographiques et climatiques de chaque pays membre de l’Union, force est enfin de constater que nulle harmonisation des ENR n’est véritablement envisageable d’un point de vue technique: comment, en effet, imposer une hydrolienne à un pays enclavé, ou une éolienne à une région peu venteuse? Il faut donc accepter que les Etats demeurent libres et souverains dans le choix de leur bouquet énergétique pour que prospère une politique européenne de l’énergie efficace, parce qu’elle n’est pas une politique commune. Accepter, car le respect des choix nationaux de définition du bouquet énergétique n’empêche en réalité pas l’Union de promouvoir les ENR, en s’appuyant notamment sur des politiques d’aides nationales et locales ou sur le secteur du bâtiment et plus largement l’urbanisme, ou en préférant encore favoriser l’émergence d’une articulation harmonieuse des bouquets nationaux, plutôt que d’imposer une règle unique, identique à tous et inapplicable dans la pratique.

Accepter la compétence nationale…

Ce qu’il est ici à retenir est que la politique européenne de l’énergie n’est pas un domaine de compétences partagées – où soit les États déterminent leurs politiques, soit ils exécutent celle décidée par l’Union – mais bien plus la réunion de deux sphères d’action politique, nationale et européenne. Ce faisant, la politique européenne de l’Energie, bien plus vivante que ce que n’en disent ses détracteurs, se différencie ici quant à sa construction, par la combinaison de la mise en place, sur le plan européen, des éléments nécessaires à la réalisation des objectifs de l’article 194 TFUE, et de la capacité des États à déterminer leurs sources d’énergie, la manière dont elles sont exploitées et comment elles se répartissent en fonction de la demande. Une construction européenne spécifique qui, sans nuire à la conception d’une politique pensée à l’échelon européen, permet ainsi à la France de privilégier le nucléaire au moment où l’Allemagne choisit de s’en affranchir.

Loin de répondre au traditionnel formatage des politiques publiques de l’Union, au travers de l’adoption de règlements et de directives contraignantes, la politique européenne de l’énergie doit donc, pour fonctionner, intégrer une lourde charge nationale. Dans le secteur du gaz et de l’électricité, on voit bien que l’harmonisation est très progressive et l’application des directives otage de retards dans la transposition et mise en œuvre de façon partielle, voire même partiale. Il s’agit pourtant de droit dur, au sens où la directive est obligatoire pour les États et pour les entreprises, une fois la directive transposée. L’efficacité de l’application des règles de la politique européenne de l’Energie n’est donc finalement que peu tributaire du degré d’effet contraignant de la norme. Il est alors vain de concevoir des règles communes qui risqueraient d’être adoptées a minima ou d’être mal internalisées par les politiques des États membres. Plutôt que de substituer une politique européenne déconnectée des stratégies énergétiques nationales, la politique européenne de l’Energie doit se construire par l’articulation des politiques nationales énergétiques.

L’article 194 TFUE assigne à cette articulation la réalisation d’objectifs communs comme la sécurité des approvisionnements, le développement des interconnexions ou l’augmentation de l’efficacité énergétique. Elle peut même faire converger, au besoin, les politiques nationales comme elle l’a fait pour réaliser le Marché intérieur de l’électricité et du gaz, même si cela aboutit à bouleverser nombres de droits nationaux. Mais, pour le reste, les Etats restent maître du jeu, et les politiques de l’Union ne peuvent que mettre en mouvement les politiques nationales pour atteindre le sens d’une politique d’intégration. Bien plus que remettre en cause le rôle politique des États membres dans le secteur de l’énergie, la politique européenne se doit donc bien davantage d’assurer une meilleure effectivité des règles nationales et leur meilleure gouvernance, et d’établir des lignes stratégiques pour que les Etats visent ces objectifs communs. Un point notamment pris en compte par la Commission Juncker, qui a clairement mis la priorité sur la libre circulation des énergies et leur complémentarité pour garantir la sécurité énergétique de l’Union, ainsi que placer le consommateur au cœur de l’action pour la transition énergétique. Charge aux Etats, ensuite, de mettre en œuvre ces objectifs, conformément à leur plan national intégré énergie-climat.

…pour renforcer la politique européenne

Le fait que certains pans de la politique de l’énergie demeurent décidés et mis en œuvre au niveau national ne devient dès lors plus un frein au développement d’une politique de l’Union. Il faut reconnaître que l’encadrement des politiques nationales puisse être partiel et que l’élimination des dispositifs réglementaires nationaux n’est pas une nécessité. L’Union doit, en réalité, préserver le niveau national, afin que sa propre politique de l’Energie soit efficace. Son objectif va être simplement de faire remonter au niveau européen la discussion sur les enjeux et les objectifs, plutôt que de concevoir des règles communes, privilégiées pour harmoniser des normes techniques. Cet agencement des compétences est probablement un facteur d’affaiblissement de la cohérence de l’Union de l’énergie, mais il constitue en fait un élément de force de la politique énergétique. L’Union est forte des choix de ses Etats membres si elle concentre son action, après la libéralisation des marchés, sur l’investissement dans les infrastructures et les interconnexions ou la stabilisation de partenariats internationaux. Elle doit aussi créer l’environnement juridique nécessaire aux citoyens pour qu’ils soient mis en capacité de modifier l’offre d’énergie dans le sens des énergies renouvelables.

L’Union dépasse ainsi l’impasse traditionnelle de l’élaboration de toute politique européenne, en ne s’arc-boutant plus sur un dualisme réducteur entre l’imposition forcée d’une norme commune et l’abandon d’une ambition européenne pour la laisser à la discrétion des États, mais en privilégiant une troisième voie. C’est là toute l’exemplarité de la politique européenne de l’Energie. Celle d’une intégration soucieuse des critiques qui lui ont été adressées en cédant du terrain aux États pour garantir l’efficacité des objectifs qu’elle a elle-même formulés..

*Choix qu’elle finance par une aide substantielle autorisée par la Commission européenne. Cette décision a été attaquée devant la Cour de justice pour violation des lignes directrices en matière d’énergie, qui favorisent le soutien des ENR. L’arrêt attendu devrait être riche d’enseignement sur la qualification de l’énergie atomique comme énergie renouvelable et surtout devrait guider la lecture de la prétendue clause de souveraineté de l’article 194 TFUE.

Sur le même sujet:

F. BERROD, A. ULLESTAD, La mutation des frontières dans l’espace européen de l’énergie, Bruxelles, Larcier, 2016, 388 p.

Colloque Les ENR, nouvel eldorado de l’intervention de l’Etat, organisé par le CEIE et l’IRCM à l’université de Strasbourg les 14 et 15 janvier 2016. Actes à paraître en 2016.

Photo: Service audiovisuel de la Commission européenne  / Philippe Huguen

À propos des auteurs : Frédérique Berrod est Professeure de Droit public, spécialisée dans le droit de l’Union, à l’Institut d’Études Politiques de l’Université de Strasbourg et au Collège d’Europe de Bruges. Elle est co-auteur, avec Antoine Ullestad (doctorant en droit de l’Union européenne, CEIE, Université de Strasbourg) de l’ouvrage La mutation des frontières dans l’espace européen de l’énergie. Clément Louis Kolopp est journaliste à Paris.

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