Quelle Europe demain ?

Propos échangés entre Jean-Claude Juncker et les auditeurs du Cycle des hautes études européennes de la promotion éponyme, à l’occasion de l’ouverture de la session, le 15 janvier 2014.

Nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker en appelait en janvier 2014 au lancement de grandes réformes institutionnelles pour relancer l’Union et la rapprocher des citoyens. Le retour à la méthode communautaire, la mise en place d’une Commission resserrée, la définition de véritables politiques sociales à destinations des citoyens, l’orientation de l’Union vers un véritable bicaméralisme ou encore l’attribution d’un siège unique européen dans les grandes organisations internationales que sont, par exemple, l’ONU ou le FMI. Quant à la poursuite de l’élargissement, Jean-Claude Juncker rappelait que cette question ne pouvait se résumer à une approche purement binaire ou dogmatique, tant nombre d’intérêts croisés entrent en jeu tant au regard de États concernés que de notre histoire continentale.

Concernant le futur institutionnel de l’Union, quels sont, selon vous, les chances d’émergence d’un nouveau traité d’ici quatre à cinq ans, et l’appelez-vous de vos vœux ? Au-delà, peut-on voir, dans cette perspective, de nouveaux risques dont celui d’éclatement de l’Union telle qu’elle existe, au regard de la position réservée de certains États, dont le Royaume-Uni, quant à une plus grande intégration communautaire ?

JCJ : On dit toujours qu’il faut se garder de se lancer dans une nouvelle négociation des traités puisqu’on ne sait jamais comment cette aventure pourrait se terminer. Toujours est-il que nous en avons déjà adoptés plusieurs au cours de ces trois dernières années. Le traité fiscal ou la mise en place des différents services européens, ont ainsi emprunté la voie des traités. Mais ceux-ci ont été source de nouveaux désordres en ce sens qu’ils n’ont pas trouvé d’entrée dans l’arsenal communautaire, même si nous ne pouvons écarter la possibilité qu’ils y soient un jour intégrés comme cela fut précédemment le cas avec les accords de Schengen ou d’autres instruments provisoires que nous avions mis en place au cours des années 1980. Mais pour en revenir plus précisément à votre question, il me semble que le moment est venu de réfléchir à plusieurs questions.

 

«Nous devrions remplacer la règle de l’unanimité par des majorités super qualifiées»

 

Concernant la perfectibilité des mécanismes institutionnels de l’Union européenne, il m’apparaît nécessaire que, sur certains pans de la prise de décision, nous abandonnions la règle de l’unanimité et que nous la remplacions par des majorités « super qualifiées ». Ceci peut évidemment conduire au laminage des plus petits États, mais permettra d’un autre côté de surmonter des blocages opérés par l’un ou l’autre des grands États membres. Cette question est d’une réelle importance parce que la réalité européenne est que l’Europe souffre bien plus des « non » des grands États-membres que des petits. La France, l’Allemagne ou même l’Italie peuvent ainsi dire non à Bruxelles trois fois par semaine. Le Luxembourg, une fois tous les dix-huit mois. Et, encore, en silence et à rideaux tirés.

 

«A ce rythme, il nous faudra bientôt inventer un commissaire responsable de la poésie médiévale du Sud de la France, si l’on veut satisfaire tout le monde»

 

Autre point, le Benelux Á proposé en 2002-2003 que nous fusionnons les fonctions du président de la Commission et celles du président du Conseil européen pour donner davantage de cohérence à la démarche communautaire, et que nous réduisions le nombre de commissaires à Bruxelles. Mais nous devons le faire sur la base du respect de l’égalité entre les États-membres. Concrètement, si nous nous dirigions dans une telle optique, cela signifierait par exemple que, selon les périodes, nous pourrions ne pas disposer de commissaire luxembourgeois, français, allemand, italien ou britannique. Mais c’est, je crois, la voie vers laquelle nous devons nous diriger. A ce rythme, si nous ne faisons rien, et si vous me permettez un trait d’humour, il nous faudra bientôt inventer un commissaire responsable de la poésie médiévale du Sud de la France, si l’on veut satisfaire tout le monde. Plutôt que d’en arriver là, mieux vaut donc avoir une Commission restreinte, peu nombreuse, mais aux compétences fortes et conduite avec énergie.

 

«La démocratie européenne gagnerait en crédibilité si nous pouvions disposer d’un système bicaméral»

 

Troisième point, je crois également qu’il faudra que nous introduisions dans le traité de base européen l’ensemble des traités que nous avons confectionnés au cours des dernières années. Quatrième point, que j’appelle de mes vœux mais qui, je le crains, ne se fera pas, je souhaiterais que nous réfléchissions dès à présent à l’architecture européenne pour l’après-demain. Je crois en effet que la démocratie européenne gagnerait en crédibilité si nous pouvions disposer d’un système bicaméral : d’un côté, un Parlement européen élu, de l’autre, une seconde chambre formée de parlementaires nationaux ou de représentants gouvernementaux. Réfléchir à une architecture de ce type me semble nécessaire.

 

«Il me semblerait normal que l’Union dispose à terme d’un siège permanent au Conseil de sécurité»

 

Dernier point : il faudra qu’enfin nous nous mettions d’accord sur quelques éléments élémentaires. Il est à en effet à vrai dire incroyable, alors que nous sommes le plus petit continent, alors que nous perdons en démographie et en poids économique, qu’au niveau de la représentation externe – et de l’Union européenne et de la zone euro -, nous agissions sur la scène internationale tel un concert mal organisé d’États européens. Ce que j’entends par là est qu’il me semblerait normal que l’Union européenne dispose à terme d’un siège permanent au Conseil de sécurité. Cela vaut pour l’ONU mais également pour d’autres organisations internationales : au niveau du Fonds monétaire international, du G7 pour la zone euro, ou des institutions de Bretton-Woods et autres organisations financières internationales. Il est en effet invraisemblable que nous ne nous apercevions pas du fait que nous sommes la risée de la planète entière, avec le ballet de chaises musicales que nous organisons, par exemple, à chaque réunion du FMI. Pour vous donner un exemple, alors que je devais m’y exprimer au nom de l’Eurogroupe, un des ministres européens – qui avait pris place autour de la table centrale du comité monétaire du FMI, devait me céder sa chaise pour que je puisse accéder au microphone. Cela avait pour conséquence que les autres représentants ne comprenaient pas ce qui était en train de se passer, car il y avait devant un panneau « France », « Allemagne » ou « Belgique » alors que je parlais au nom de l’Eurogroupe. La réalité de cette anecdote est qu’alors que nous sommes le principal actionnaire du Fonds monétaire international, dans ce cas de figure, nous donnons au monde l’impression d’avoir une monnaie unique mais de ne pas représenter la même chose. Changer de méthode nous permettra de gagner en visibilité et en crédibilité internationales. Donc, oui, pour l’ensemble de ces raisons, il m’apparaît nécessaire que l’Union en vienne à disposer d’un siège unique à l’ONU ou au FMI, la Banque mondiale étant encore une autre chose. Car faire état de nos divergences dans ces enceintes détruit en fait le discours de celui qui a préalablement parlé au nom de l’Europe. Tout cela doit être changé. Mais tout cela, malheureusement, je le crains, ne sera pas changé.

Sur la question de la construction de la monnaie unique, il me semble que l’on vit encore sur la situation de Bretton-Woods d’après-guerre, avec l’établissement d’une monnaie internationale qui a été acceptée ou imposée par rapport au dollar, notamment l’espoir qui était le mien, lorsque l’on a construit cette monnaie unique, était justement qu’elle puisse participer à un rapport de force international au niveau monétaire, au sein duquel l’Europe prendrait toute sa place. Or, depuis la chute du mur de Berlin, nous sommes entrés dans un autre monde, où une nouvelle place des uns et des autres se dessine. Existe-t-il à ce jour une réflexion qui mènerait l’euro à quelque chose d’autre que la seule monnaie européenne et qui aurait une visée internationale, accompagnée d’objectifs d’une autre nature ?

JCJ : L’euro, pour vous répondre le plus clairement possible, est très rapidement devenu la deuxième monnaie internationale. Très rapidement parce qu’après dix années d’existence il était déjà la deuxième monnaie de réserve sans que nous ne prétendions au premier rang. A titre de comparaison, le dollar a mis quarante ans pour faire reculer de son rang de première devise la livre sterling. Selon moi, la monnaie est un instrument de politique internationale, d’où la nécessité d’avoir une monnaie unique. Mais si vous vouliez employer cet instrument monétaire pour organiser vos zones d’influence à travers le monde, vous ne pourriez toutefois le faire si la monnaie était le seul instrument dont vous disposiez. Or, nous n’avons pas d’armée européenne, ni de véritable politique extérieure. Nous disposons certes d’une politique de défense, mais qui reste embryonnaire. En l’état, et comme la politique extérieure nous fait défaut, et en dépit des grands progrès qui ont été faits depuis la coopération politique des années 1960 et 1970, si vous n’avez pas de politique extérieure, si vous n’avez pas de politique de défense, si vous divergez également sur les stratégies à mettre en place à chaque fois qu’un lourd conflit international éclate, la monnaie reste dès lors le seul instrument dont vous disposez pour influencer le cours des choses. Et c’est justement parce que nous avons la monnaie unique que nous sommes déjà, plus qu’auparavant, pris au sérieux. Mme Merkel avait en ce sens raison de déclarer : « si l’euro tombe, l’Europe tombe ». Elle avait raison parce que, si nous ne disposions pas de la monnaie unique, l’Europe perdrait définitivement toute possibilité d’influencer le cours des choses sur le plan international.

 

«J’ai toujours plaidé pour la mise en place d’un socle de droit sociaux minimaux»

 

Sur un autre sujet, selon vous, dans la notion de nation, la question de la solidarité est fondamentale. Encore faut-il que l’ensemble de ce que nous produisions au niveau européen participe à la solidarité des territoires et des personnes. Or, l’on peut parfois s’interroger sur la politique qui est menée en ce sens…

JCJ : Sur ce point, j’ai tendance à ne pas vous donner entièrement raison parce que des instruments de solidarité existent au sein de l’Union européenne. La cohésion sociale et territoriale – bien que mise à mal, plus par les gouvernements nationaux que par les instances communautaires – est une notion qui existe et qui est le reflet d’un contenu, qui est l’apport majeur, à côté de la monnaie unique, de la présidence de Jacques Delors à la Commission. Pour ma part, j’ai toujours plaidé depuis que la marche vers le marché intérieur a été lancée en 1985 par Jacques Delors pour la mise en place d’un socle de droit sociaux minimaux. C’est même une exigence, au moment où le marché intérieur est couronné, si j’ose dire, par une zone monétaire. Je voudrais, en ce qui me concerne, qu’un salaire minimum soit établi dans chaque État membre. Pas le même partout mais un salaire minimum, un revenu minimum d’insertion ou un revenu minimum garanti. Que le principe contractuel reste aussi, en Europe, celui du contrat de travail à durée indéterminée. Cet enjeu est important parce que, pour vous donner une anecdote personnelle, si mon père, qui était ouvrier dans la sidérurgie, avait dû craindre une non reconduction de son contrat de travail à l’horizon de six mois, par exemple, je n’aurais pas vu la faculté de Strasbourg de l’intérieur et y faire mes études de droit. Mettre un terme à cette « flexibilisation » et à cette déréglementation sans bornes et sans gêne du travail est un autre impératif social, d’autant plus que cette précarisation du travail participe du déficit démocratique que ressentent nos concitoyens.

Sur le déficit démocratique, justement, vous défendez également l’idée selon laquelle celui-ci daterait du moment où la méthode intergouvernementale aurait pris le dessus sur la méthode communautaire. Or, j’avoue ne pas être convaincu par l’hypothèse selon laquelle le citoyen européen se serait dit « tiens, ce n’est plus la Commission qui dirige » et que c’est à ce moment précis qu’il se soit dit « tiens, il n’y a plus de dimension démocratique ». Qui plus est, alors que la Commission est sans doute l’un des organes qui, d’un point de vue de la légitimité, pose le plus grand nombre de questions…

JCJ : Je suis d’accord avec vous sur ce dernier point. Pour préciser ma pensée, je n’ai pas voulu accréditer l’idée selon laquelle le quasi-écoulement du triangle institutionnel que j’ai appelé « vertueux » serait à l’origine de ce que nous pourrions qualifier de crise démocratique en Europe. Je crois que nos démocraties, qu’elles soient nationales ou européennes, sont en crise pour d’autres raisons que celles qui seraient exclusivement liées à l’évolution de la triangulaire institutionnelle. Les fossés existants entre le monde politique, la prise de décision politique, l’opinion publique et le peuple sont aussi larges rapportés aux vingt-huit États nationaux qu’aux institutions européennes. Le fossé entre Bruxelles et les citoyens européens est réel, mais il n’est pas plus grand que celui que nous observons dans nos propres États nationaux. La réalité est que le monde politique est en crise. Mais le peuple l’est aussi. Tout n’est pas uniquement constitué d’erreurs du monde politique : les peuples, aussi, doivent parfois bouger, décider, s’intéresser…

Vous venez de mentionner ce que vous qualifiez de « triangle vertueux » et l’affaiblissement réel de la Commission. Mais vous avez moins parlé d’une autre partie du triangle qui est le duo Conseil européen-Parlement et, dans l’effacement de la méthode communautaire, le Parlement qui a été maintes fois absent dans des discussions liées à la crise, à la différence de la Commission qui a su être présente de diverses manières. Comment interprétez-vous ce développement ?

JCJ : Le fait est que le Parlement européen a su conserver son rôle, à bien des égards, et cela même sur des affaires qui relèvent de la coordination des politiques économiques, et donc de l’Union économique et monétaire. Le Parlement a donc son mot à dire. Qui plus est, eu égard au principe de co-décision, il ne pourra y avoir de décision sur l’union bancaire sans l’aval du Parlement européen ; ce qui lui donne tout de même une influence qui dépasse celle des États-membres pris isolément. Après, il est vrai que pour la plupart des nouveaux mécanismes que nous avons mis en place, tel le mécanisme européen de stabilité, le Parlement n’avait pas son mot à dire, mais parce quelques traités n’ont rien prévu en ce sens. Or, lorsque je défends la méthode communautaire, je plaide pour que, sur ces points, le Parlement participe à la prise de décision comme nombre de parlements nationaux au moment de la crise et qui ont de ce fait véritablement réinvesti le terrain qui était le leur. Je prendrai comme exemple, non pas l’Assemblée nationale, mais le Bundestag, qui a rappelé au gouvernement et aux juges constitutionnels que le premier pouvoir du Parlement était le pouvoir budgétaire, et qui a ainsi réinvesti dans son entièreté ce terrain quelque peu perdu.

 

«Le fait que le Conseil européen ait pris le dessus institutionnel est un dérapage qui conduira à un désintérêt pour la chose européenne»

 

Ce que j’appelle de mes vœux, à l’échelle européenne, est que tout cela soit intégré dans les traités et dans la « bonne méthode ». Le fait que le Conseil européen ait pris le dessus est un dérapage parce que cela conduira très nécessairement à un certain désintérêt pour la chose européenne, d’autant plus que nombre de ses réunions se tiennent à huis clos lors de la préparation de la décision, même s’il n’est pas non plus anormal que quelques grands se concertent préalablement, à l’instar du moteur franco-allemand qui, s’il commençait à ne plus fonctionner, aurait pour conséquence que rien ne fonctionnerait plus. Car s’il ne suffit pas des apports allemands et français pour faire avancer l’Europe, en l’absence de ce moteur, nous irions de crise en crise.

Ne pensez-vous pas, et encore plus au regard des événements en Ukraine, où une partie de la population de cet État manifeste sa volonté d’intégrer l’Union, que les citoyens européens auraient besoin de savoir ce qu’est l’Europe dans sa dimension géographique, ce qu’elle sera d’ici quinze ans ? Ne croyez-vous pas également qu’un discours appelant à temporiser l’élargissement pourrait être attendu? Qu’il faudra, à un moment donné, envoyer un message, en disant : « Pour l’instant les frontières ne sont peut-être pas définitives  mais elles vont être stabilisées pendant quelques années afin d’approfondir l’Union européenne sur la base de ses frontières existantes pendant une quinzaine d’années?

JCJ : Ma réponse ne sera pas courte. Tout d’abord, nous souffrons en Europe du fait que nous savons très peu de choses sur les autres. Si nous sommes honnêtes, que savons-nous des Finlandais du nord ? Rien ! Que savent les Finlandais du nord de la Sicile ? Rien ! Que faisons-nous en Europe ? Nous imposons une norme continentale qui s’applique aux uns et aux autres et nous le faisons sans savoir qui ils sont. Il faut donc s’intéresser à l’autre. Nous avons en Europe une crise de l’amour transfrontalier. Nous ne nous intéressons pas à nos voisins. Et surtout pas à ceux qui sont les plus éloignés de nous. Second point, les Européens, je crois, n’ont pas vu un certain nombre de choses. Nous avons assisté, depuis la chute du Mur de Berlin, à la naissance en Europe, ou à la périphérie immédiate de l’Europe, de vingt-huit États. Vingt-huit États !

 

«Si nous ne nous étions pas élargis vers l’Europe centrale, nous aurions vécu un certain nombre de tensions militaires»

 

Alors que nous étions en train de nous rassembler, voilà que les événements à l’Est de l’Europe et ailleurs ont provoqué comme une renaissance du fait national. Comme pour plusieurs pays de l’Europe centrale et notamment des Balkans, il y avait de lourds conflits de frontières et de droit des minorités, pour ne citer que deux exemples. Si nous ne nous étions pas élargis vers l’Europe centrale, nous aurions vécu un certain nombre de tensions en Europe et en Europe centrale, dont certaines auraient pris des allures militaires comme dans le cas de l’ex-Yougoslavie. Le funeste décret d’après-guerre qui voulait que l’Europe soit à tout jamais divisée a été annulé par la volonté des hommes de faire l’Histoire au lieu de la subir. Ce qui est à tout point de vue un événement continental heureux. Mais comme cela a demandé un investissement invraisemblable en termes d’énergie et d’argent, comme en parallèle au processus d’élargissement nous avons mis en place des processus qui nous conduisaient vers la monnaie unique, comme nous sommes en train de nous battre contre les prolongements de la crise, nous sommes devenus, me semble-t-il, trop fatigués, parce qu’épuisés par ce triple effort, pour réfléchir aux futures frontières de l’Europe. J’y réfléchis néanmoins pour ma part, mais je dois concéder que je ne trouve pas de réponse.

Il nous faudra, je pense, tout d’abord remeubler les chambres institutionnelles de l’Union pour que nous restions en position de pouvoir décider pour ces vastes ensembles. Deuxièmement, il ne nous faudra pas injurier l’Histoire. En 1997, la Turquie a demandé le statut d’État candidat à l’adhésion : je présidais alors le Conseil européen et sa demande fut rejetée, ce qui, jusqu’à ce jour, m’a valu un cortège de menaces de mort qui n’est pas prêt de s’arrêter. Nous avions à cette période proposé une formule qu’Ankara a rejetée : la Turquie sera traitée comme un candidat, pour ne pas devoir dire « est un candidat ». J’ai, pour ma part des centaines d’anecdotes gravitant autour de cet épisode. Aujourd’hui, la Turquie est devenue candidate. Les négociations d’adhésion sont en cours, sans que nous puissions néanmoins dire combien d’années cela durera. J’ai, en ce qui me concerne, non pas un espoir, mais une quasi-certitude : le jour où les négociations auront été finalisées et, indépendamment des referendums qui auront lieu en France et ailleurs, la Turquie va dire « non » à l’Europe. Ceci parce qu’il n’est pas établi qu’elle aimerait vivre au rythme européen et dans l’atmosphère européenne qui sera celle de l’Europe d’alors. Mais la Turquie est un grand pays, une grande nation. Il nous faudra par conséquent toujours trouver avec elle, et ce quoiqu’il advienne, des règles de comportement qui conviennent aux uns et aux autres. La même remarque s’applique à la Russie. Je connais des gens en Europe, d’anciens responsables, qui ont toujours plaidé pour l’adhésion de la Russie, d’Israël, de l’Ukraine et de la Géorgie. Nous sommes en train de négocier avec la Moldavie, avec le Monténégro et avec la Macédoine. L’Ukraine !

 

«L’Ukraine est à la fois un problème russe et un problème européen»

 

L’Ukraine est à la fois un problème russe et un problème européen. Et comme on ne peut pas penser et organiser la sécurité européenne sans la Russie, on peut dire beaucoup de mal de Monsieur Poutine mais il faudra que nous lui parlions, qu’il nous écoute et que nous l’écoutions aussi. Il serait en effet dangereux sur un niveau politique d’aborder avec beaucoup de franchise la question des frontières de l’Europe parce que vous n’échapperez pas à la question de l’Ukraine, vous n’échapperez à la question de la Géorgie. Lorsque j’étais au Kazakhstan, le président de cet État kazakhe m’a dit : « Si je ne peux pas devenir membre de l’Union européenne, je ferai une union douanière avec la Russie et avec la Biélorussie », ce qui a été fait. Nous ne pouvons pas simplement dire « Les steppes kazakhes sont un territoire typiquement européen ! » Si le Kazakhstan était effectivement européen, il y a longtemps que nous le saurions. La remarque est vraie pour le Kazakhstan tout comme pour d’autres pays. Donc, pour en revenir à votre question sur les frontières de l’Europe, je décris sans vous répondre parce que toute réponse officielle donnerait lieu à des conflits incessants. Non seulement avec les pays que nous pourrions nous imaginer comme étant membres de l’Union européenne, mais également avec les États qui n’apprécieraient pas que nous imaginions que des pays dont ils ne s’imaginent pas qu’ils puissent devenir membres de l’Union aient la possibilité de le devenir. 

Quand l’euro a été mis en place on partait du principe que les pays allaient converger. Aujourd’hui, force est de constater que ceux-ci divergent. Parallèlement, en matière de commerce international, la Commission a de tout temps encouragé un abaissement des droits de douane à l’entrée en Europe ; ce qui a notamment eu pour conséquence de ne plus pouvoir payer nos douaniers et d’en réduire le nombre, avec des impacts importants sur les entreprises européennes. Ces deux exemples qui sont, je crois, caractéristiques d’une politique dogmatique menée par la Commission m’amènent à cette question : la Commission n’est-elle justement pas aujourd’hui trop dogmatique dans sa façon d’aborder les problèmes et ne faudrait-il pas dès lors revoir certaines politiques qui sont considérées de longue date comme des piliers de l’Europe ?

JCJ : Vous savez, toutes les hypothèses ne se vérifient pas toujours. Jusqu’à trois mois de cela, je pouvais dire avec fierté, ayant négocié et signé le traité de Maastricht, que l’euro et moi-même en étions les seuls survivants. Maintenant, il ne reste que l’euro. Et lors de la négociation du Traité de Maastricht nous sommes partis d’un certain nombre d’hypothèses, dont certaines ne se sont pas vérifiées. Nous avons ainsi omis de préciser un certain nombre d’instruments importants au cas où ces hypothèses ne se vérifieraient pas. J’étais pour ma part parmi ceux qui voulaient mettre en place, dès le Traité de Maastricht, un gouvernement économique. Nous étions quatre : Delors, le président de la Commission, moi-même qui dirigeais la conférence intergouvernementale, Pierre Bérégovoy, alors ministre français des Finances, et Philippe Maystadt son homologue belge. Nous avons été bloqués dans ce projet par tous nos autres partenaires, dont l’Allemagne, notamment.

 

«L’erreur que nous avons faite à l’époque du Traité de Maastricht fut de considérer que les marchés financiers étaient sérieux»

 

C’était l’Allemagne et les Pays-Bas qui avaient à l’époque refusé ce gouvernement économique et qui nous avaient obligés à retenir, dans le traité, le principe selon lequel les politiques économiques restent nationales bien que devant être organisées en prenant en considération l’intérêt de l’Europe. Helmut Kohl et Théo Waigel avaient été ceux qui avaient dit « non » à cette idée qui, si elle avait été retenue, qui, si elle avait été instrumentalisée semestre après semestre, nous aurait permis d’éviter de voir les économies européennes diverger. L’erreur que nous avons faite à l’époque du Traité de Maastricht fut de considérer que les marchés financiers étaient sérieux. Or, ils ne le sont pas. Aujourd’hui encore, ils agissent et réagissent d’une façon strictement irrationnelle, ne prenant pas en compte les données fondamentales des économies.

Ceux qui ont rédigé le traité pensaient – et j’en étais – que si un pays divergeait, notamment en termes budgétaires, les marchés financiers lui imposeraient des taux d’intérêts qui viendraient sanctionner la non-orthodoxie budgétaire. Mais l’histoire a montré que les marchés financiers ont regardé calmement l’Irlande, la Grèce, le Portugal, l’Italie atteindre des niveaux salariaux qui n’avaient plus aucune relation avec le développement de la productivité au sein de leurs économies nationales. Nulle sanction des marchés financiers, donc. Ceci jusqu’au jour où une crise partie des États-Unis, la crise des subprimes, est arrivée en Europe et où l’on a découvert le problème des dettes souveraines. La Banque centrale n’a, de son côté, pas non plus réagi comme il aurait été souhaitable qu’elle le fasse. Je l’ai d’ailleurs moi-même souvent interpellée sur ce point alors que j’assistais tous les mois au Conseil des gouverneurs à Francfort. La Banque centrale disposait pourtant dans ses statuts d’un instrument l’autorisant à refuser, pour le dire un peu vulgairement, les sûretés, les papiers des États-membres qui, du point de vue budgétaire, ne se conduisaient pas avec l’orthodoxie requise. La Banque centrale n’a pas voulu le faire. Elle a interpellé les gouvernements et les ministres des Finances. Elle a insisté sur la nécessité que les gouvernements « fassent le travail », comme disait Jean-Claude Trichet mais elle n’a pas utilisé ses propres moyens. Pour en revenir à votre question, il n’est donc pas faux de dire que nous partons, parfois, sur des hypothèses qui ne se vérifient pas et que nous ne mettons pas toujours en place les instruments que nous pourrions utiliser si jamais ces hypothèses ne se réalisaient pas. Et oui, vous avez raison de dire que certains instruments n’ont pas été mis en place, à l’instar d’un gouvernement économique qui n’existe pas en face de l’exclusivité centralisée de la politique monétaire. Quant à l’exemple que vous avez cité en matière de droits de douane, je vous dirais que le raisonnement est le même.

Copyright : Études européennes. La revue permanente des professionnels de l’Europe – ISSN 2116-1917 / Crédits photo : Parlement européen

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