Jean-Claude Juncker : « L'Europe est la seule chance de survie de nos nations »

Texte adapté de la conférence donnée par Jean-Claude Juncker sur le thème «La nation européenne existe-t-elle?», le 15 janvier 2014, devant les auditeurs de la promotion éponyme du Cycle des hautes études européennes – Paris, Ecole Nationale d’administration.

«Au début du XXème siècle, la part européenne dans la population mondiale était de 20 %. Au début de ce siècle, elle n’en représentait déjà plus que 11 %. Au milieu du XXIème siècle, notre part ne représentera plus que 7% et, à la fin de celui-ci, elle ne devrait pas dépasser 4 % sur une population totale estimée à dix milliards», remarque le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Sur le plan économique, L’Europe va perdre, d’ici une trentaine d’années, 10 % de part dans le PIB mondial. De 25 % elle tombera, au mieux, à 15 % et sera débordée par des ensembles comme la Chine, le Brésil ou l’Inde. Invité par Nathalie Loiseau, directrice de l’Ecole nationale d’administration, dans le cadre du séminaire d’ouverture (1) du Cycle des Hautes Études Européennes (CHEE), dont il parraine l’édition 2014, Jean-Claude Juncker est revenu sur la définition et l’existence de la nation européenne à la lumière de données objectives. Une construction identitaire sui generis dans laquelle acteurs, gouvernance et politiques publiques jouent un rôle essentiel. Elle rappelle que l’Union, telle que nous la connaissons, dans un contexte d’europessimisme grandissant et d’interrogations quant à son devenir, la seule chance de survie des nations face à la consolidation de nouveaux ensembles démographiques, politiques et économiques à travers le monde.

Parler de la nation européenne ne peut se faire sans se pencher préalablement sur la notion même de nation. Un premier regard vers le Dalloz indique que la nation est une communauté humaine dont les membres, unis par des liens de solidarité matérielle et spirituelle, ont pris conscience de former une unité distincte des autres communautés humaines. C’est une notion des nations nationale qui, sans difficulté aucune, peut être transposée au niveau de la définition de la nation européenne. Je ne ferai pas la distinction lorsqu’il s’agit de définition de la nation, entre l’école historique allemande (Johann Gottlieb Fichte), qui a une conception plutôt objective de la nation, et la conception française, qui est plus subjective. Mais il me semble toutefois important de nous inspirer de la définition que donne Ernest Renan de la nation, dans la langue de son époque. Renan dit ainsi que « la nation est une âme ». Même si je n’exprimerai pas cela de cette façon aujourd’hui, il dit une chose importante à mes yeux, à savoir que deux choses constituent cette âme : un « riche ensemble de souvenirs », et le « consentement actuel » ; ce qui veut dire le « désir de vivre ensemble ». C’est là, je crois en fait, la meilleure définition de la nation qui soit : « le désir de vivre ensemble ».

L’État, lui, nous apprenait-on dans les cours de droit constitutionnel, se distingue par trois éléments : un territoire, une armée, une monnaie, et, là aussi, le vouloir vivre ensemble. Je dois reconnaître que je n’ai jamais trop aimé cette définition parce que mon pays si l’on s’en tient à cette définition, n’est pas une nation. Il ne l’est pas parce que la force militaire luxembourgeoise est une réalité qui ne fait peur à personne. Nous avons 771 hommes sous armes, ministre de la Défense inclus ; ce qui fait que l’armée luxembourgeoise n’existe pas. Concernant la monnaie, nous, Luxembourgeois, n’avons jamais eu notre propre devise, puisque de 1921 à l’arrivée de l’euro nous avons donné cours légal au Franc belge, que nous étions les seuls à appeler Franc belgo-luxembourgeois, les Belges oubliant rapidement cette complémentarité. D’ailleurs, lorsque le Franc belge fut dévalué en 1982, cela se fit sans même que l’accord du gouvernement luxembourgeois soit même demandé. Le fait d’avoir maintenant l’Euro fait de nous un copropriétaire de l’une des plus grandes devises de la planète, alors qu’auparavant nous étions je ne sais quoi dans le tandem belgo-luxembourgeois. En fait ce n’était pas un tandem : nous suivions la Belgique dans tous ses errements et défauts, et nous étions dans une situation où l’on dévaluait le Franc belgo-luxembourgeois alors que nous avions les données fondamentales les plus remarquables de toute l’Europe. La définition de Renan, « le vouloir vivre ensemble », est donc de mon point de vue et pour ces raisons mêmes, la bonne définition : celle qui sied non seulement à l’État, mais également à la nation.

Peut-on néanmoins dire que la nation européenne existe ? Il me semble que nous pouvons juger de cette question à l’aune de la volonté des Européens à vouloir vivre ensemble. De ce point de vue, les choses sont toutefois moins évidentes qu’il n’y paraît. En effet, je ne crois pas que les Européens veuillent vraiment vivre ensemble. Je crois plutôt que les Européens sont une nation au sens où ils veulent, certes, vivre ensemble sentimentalement, mais qu’ils doivent encore apprendre à vivre ensemble politiquement. Et c’est là à mon sens, une nécessité qui peut notamment s’expliquer au regard de notre histoire. Par le fait que le continent européen, martyrisé à deux reprises au cours du XXème siècle, s’est rendu compte, revenant des champs de bataille et des camps de concentration, que cette prière d’après-guerre – « plus jamais la guerre » – ne pouvait se limiter à un vœux pieux, mais devait prendre la dimension d’un programme politique.

« Le monde n’a pas besoin de maîtres mais d’architectes »

La leçon que nous, Européens, avons tirée des deux catastrophes du XXème siècle est de devoir vivre ensemble. C’est elle qui nous a amené à une organisation politique du continent. On dit souvent qu’on ne peut plus parler aux jeunes en faisant référence à cette explication originelle de la construction européenne, parce que le lourd débat européen, continental, entre guerre et paix, ce dialogue terrible que nous avons entretenu au cours des siècles, ne leur parlerait plus. Il est vrai que la mention même du débat entre guerre et paix ne parle que très peu aux jeunes. J’en conviens. Mais ce n’est pas une raison pour ne plus en parler. Il ne faut pas oublier qu’il y a quinze ans de cela se déroulait une guerre au Kosovo. On y violait, on y tuait, on y emprisonnait, on y torturait. Le Kosovo ne se situe pas à l’autre bout d’un autre continent, mais en plein cœur de l’Europe, à deux heures de vol de Strasbourg, et posait à nouveau, déjà, cette question : allons-nous résoudre nos problèmes avec des moyens militaires ou avec des moyens politiques propres, au sens de «continentaux» ? Ce débat, celui porté par la guerre du Kosovo, peut encore ressurgir à tout instant.

J’avoue me méfier de la nature profonde des nations lorsqu’elles s’opposent entre elles ou lorsqu’elles se scindent en plusieurs parties, lorsqu’il s’agit d’une seule nation. Mais d’autres éléments, peut-être plus objectifs, expliquent notre volonté et notre nécessité à vivre ensemble. Nous avons, en effet, de l’Europe une vue « eurocentrée » qui nous fait croire, parce que nous aimons caresser de faux espoirs, que l’Europe est toujours le centre du monde, alors que l’Europe, au sens géographique, ne l’a jamais été, pas plus que notre influence n’a toujours été positive sur le cours des affaires du monde. Le monde n’a pas besoin de maître : il a besoin d’architectes, de constructeurs et d’artisans.

L’Europe n’est pas le centre du monde. Le territoire de l’Union européenne représente tout juste 5,5 millions de km2. A titre de comparaison, la seule Russie, que l’on qualifie parfois à raison de «Grande Russie», fait à elle seule 17,5 millions de km2. Le territoire de l’Union n’équivaut pas davantage à celui des États-Unis, ni à celui du Brésil, ni à celui de la Chine. Dans les faits, nous sommes le plus petit continent et cela nous impose un devoir de vivre ensemble, d’autant plus que le continent européen se distingue à de nombreux égards d’autres continents. Si l’on traverse les plaines de l’Amazonie ou les plaines de l’Amérique du Nord, ou même une bonne partie de la Chine, il est ainsi possible de faire 3000 kilomètres sans que le paysage ne change, ne fut-ce qu’une seule seconde. En Europe, après 100, 150, 200km, il est à l’inverse très fréquent que celui-ci change. Etre le plus petit continent, être un continent qui rassemble une cinquantaine de nations, être un continent aux paysages multiples qui se font concurrence alors que sur d’autres continents des plaines non sculptées se dressent devant nous, nous impose de vouloir vivre ensemble. Et cette obligation de vivre ensemble doit être plus qu’une simple cohabitation, plus qu’une simple coexistence.

L’Europe économique telle que nous la connaissons aujourd’hui, rapportée au PIB global, va perdre, d’ici une trentaine d’années, 10 % de part dans le PIB mondial. De 25 % nous allons retomber, au mieux, à 15 % et nous serons débordés par d’autres ensembles anciens, mais aussi nouveaux, dont les ensembles brésiliens, chinois ou indiens. 

A la fin de ce siècle, l’Europe ne devrait représenter que 4% de la population mondiale

Ce qu’il convient de comprendre est que toute politique s’appuie sur la gestion des données objectives que fournissent la géographie et la démographie. Analysée d’un point de vue démographique, l’Europe ne peut dès lors pas prétendre au rang des puissances qui, en perspective, pourraient être démographiquement les plus fortes. Au début du XXème siècle, la part européenne dans la population mondiale était de 20 %. Au début de ce siècle, elle n’en représente plus que 11 %. Au milieu du XXIème siècle, notre part ne représentera plus que 7%. Et à la fin du siècle elle ne devrait pas dépasser 4 % sur une population totale estimée à dix milliards d’individus. Petit continent, continent à la démographie faiblissante, continent au pouvoir économique qui se rétrécit, continent d’une énorme richesse culturelle, linguistique, et sociétale : tout cela réuni nous impose de vivre ensemble parce que de cette communauté que nous sommes amenés à constituer dépendra notre survie dans le concert des nations. Et mettre un terme au morcellement européen qui existait, et qui existe toujours partiellement, est une condition sine qua non pour que nous puissions joindre nos forces afin de constituer un ensemble cohérent et conséquent.

Devant cet ensemble de considérations, l’Europe de l’après-Guerre devait de fait trouver une forme d’organisation originale. Mais ne croyons pour autant pas que le projet européen n’aurait commencé à voir le jour qu’à compter de cette période. Nous avons, nous qui sommes en vie, toujours l’impression que nous nous situons au début de l’Histoire. Ce n’est pas vrai. L’Histoire existait avant nous. Avant la Seconde Guerre mondiale, près quatre-cent projets d’unions politiques de l’Europe avaient déjà été envisagés. A titre d’exemple, dans les années 1920, Richard Nikolaus de Coudenhove-Kalergi plaidait déjà pour la mise en place d’une politique commune du charbon et de l’acier entre l’Allemagne et la France, parce que, disait-il, tous deux étaient des instruments de guerre. Si l’on avait écouté Coudenhove-Kalergi et un certain nombre d’industriels sidérurgiques européens, sans doute l’Europe n’aurait-elle pas été confrontée à la plus terrible de ses catastrophes en 1939 et 1940. Heureusement, elle l’a fait dans les années 1950.

L’union politique européenne ? Historiquement, un projet oriental

Parmi les gouvernements en exil à Londres, ceux, polonais et tchécoslovaque respectivement conduits par MM. Sikorski et Beneš avaient quant à eux formé entre leurs États une union politique, à laquelle avaient souscrit les gouvernements d’Europe centrale, et qui dans la phase finale de son projet, prévoyait d’inviter « les États de l’Europe occidentale, de l’Europe de l’Ouest, à les rejoindre le jour venu ». Nous qui, au regard des élargissements successifs de l’Union européenne, que l’idée même d’une union politique est une idée occidentale, nous devons savoir que ce projet d’union continental avait été réfléchi bien en amont, dans les premières décennies de l’après-Guerre, été pensé par des hommes d’État issus de l’Est de l’Europe.

Il reste que la façon de penser l’Europe, de l’organiser juridiquement et institutionnellement ne fait pas d’un ensemble européen une nation en tant que telle. L’Europe est un ensemble sui generis. Les pères fondateurs de l’Europe, les rédacteurs du Traité qui a conduit à la formation de la CECA, les auteurs du Traité de Rome et les inspirateurs de la Conférence de Messine, s’étaient inspirés d’une réflexion d’Altiero Spinelli, qui a élaboré le premier projet de constitution européenne et qui, alors qu’il était emprisonné sur une île italienne, avait dit que la nation n’était plus le modèle idéal pour organiser la vie des nations, que pour organiser la vie des nations, il fallait dépasser le cadre national. Léon Blum, depuis sa prison du régime de Vichy, fut également un inspirateur de cette Europe. Lui, qui avait déjà relevé que si l’Europe d’après-Guerre ne se dotait pas d’institutions européennes fortes, la guerre, la Seconde, qui était encore en cours, ne serait pas la dernière en Europe. Tant chez Spinelli que chez Blum, l’on retrouvait déjà cette idée que la nation n’était plus le cadre idéal pour organiser la vie des nations et que l’Europe devrait avoir des institutions européennes fortes pour pouvoir mettre un terme à la répétition des drames. Comme l’Union européenne n’est pas nation, et comme les nations ne sont pas une invention provisoire de l’Histoire – les nations telles que nous les connaissons étant faites pour durer – l’Europe n’eut dès lors d’autre choix que de recourir à des acrobaties institutionnelles pour se construire, et le doit encore.

Des « acrobaties institutionnelles » pour se construire

Pour organiser le pouvoir continental, l’Union européenne, les Pères fondateurs et ceux qui les ont suivis ont agi à quatre niveaux :

1/ Celui du transfert de souveraineté, tout d’abord, comme dans le cadre de la PAC. Les politiques agricoles ne sont en effet plus d’essence nationale, elles sont d’inspiration et de gestion exclusivement communautaires. Le commerce, également, dans sa dimension internationale, où les négociations ne sont plus conduites par les États-membres individuellement mais par la Commission qui négocie au nom de l’Union. De même, les politiques de concurrence sont à la seule charge et responsabilité de la Commission. La monnaie, également, s’inscrit dans cette logique de transfert de souveraineté. Avec l’euro, ce sont dix-huit monnaies nationales qui ont fusionné en une monnaie commune, et c’est là encore à l’Union, seule, que revient la charge de la politique monétaire au travers la BCE. Les banques centrales nationales continuent certes à exister et contribuent à la politique monétaire commune, mais elles ne la décident pas. 

2/ Second niveau d’intervention, l’engagement dans lequel s’inscrit l’élaboration et le respect de règles communes par les États membres. En font partie les aides d’État qui, si elles connaissent un encadrement communautaire, relèvent, dans leur attribution, de la compétence des États eux-mêmes. De même pour la politique budgétaire : des règles communes existent, mais où la politique et la responsabilité budgétaire restent toutefois d’essence nationale. Le régime de la plupart des impôts indirects en est une illustration. A titre d’exemple, je me souviens de l’adoption du régime de TVA harmonisée en Europe dont, en tant que président de l’ECOFIN, j’ai gardé un vif souvenir. Le 24 juin 1991, à 19h45, nous avons ainsi conclu que la règle serait que le taux normal de TVA devrait être de 15 %, avec pour conséquence pour le Luxembourg que nous devrions augmenter notre taux de 12 à 15 %, et, pour l’Allemagne, de 14 à 15 %. Ceci, contre une partie de l’opposition dans ces deux États membres ; ce qui prouve à l’évidence qu’une décision, même de sage inspiration européenne, n’entraîne pas forcément l’enthousiasme des foules, de manière spontanée et automatique. 

3/ Troisième niveau d’action : celui de la simple coordination, où les États-membres gardent l’autorité, tout en s’engageant à coordonner leurs politiques nationales. Cette coordination peut être ouverte, souple, comme dans le cadre du marché du travail, voire très souple en ce qui concerne le développement régional et, à côté de cela, des compétences que les États ont jalousement gardé dans leur champ direct d’action, à l’instar de la fiscalité directe, de la culture, et de la majeure partie des matières relevant de la sécurité sociale. Au travers de ce troisième niveau, c’est donc un système qui non seulement ressemble au système étatique, voire national, qui a été mis en place, mais qui équivaut également à ce qui se pratique dans un cadre national, en terme de souveraineté entière. 

4/ Et puis, quatrième niveau d’intervention, les modes de prise de décision qui voient le concours différent d’un domaine vers l’autre, de l’Union européenne et des États-membres.

L’Union européenne est bien plus qu’une conférence diplomatique

Ce qu’il nous est possible de retenir de cela est que l’Union n’est pas une nation européenne au sens national du terme. Nous sommes partiellement une nation organisée comme un État national et nous sommes un ensemble sui generis cohérent, parfois incohérent ; conséquent, parfois peu conséquent. Mais nous sommes plus qu’une conférence diplomatique. Les États, les nations européennes, qui avaient jusqu’alors pour habitude de régler leurs problèmes, leurs litiges, les conflits qui pouvaient les opposer, par la voie diplomatique, ou par la guerre, ont dépassé ce cadre avec l’Union. Les organes de l’Union sont des organes politiques qui peuvent prendre des décisions juridiquement contraignantes alors qu’une conférence diplomatique évolue dans un cadre strictement consensuel et d’approbation partagée. Les Pères de l’Europe, au moment de la création de la CECA, avait bien compris la nécessité qu’il y avait à avoir des institutions fortes et centralisées. La CECA n’aurait ainsi pas pu produire les effets qu’elle a produit s’il n’avait été mis sur pieds la Haute Autorité, qui est le précurseur de la Commission et qui disposait du pouvoir de décision, en lieu et place des États-membres. Méthode communautaire, Commission qui propose, Conseil des ministres et Parlement européen qui légifèrent, contrôle juridictionnel par la Cour de Justice, ce « triangle institutionnel vertueux » mis en place au cours des années 1950 perdure depuis. Et la méthode communautaire reste la seule méthode qui sied à un continent compliqué et varié comme le nôtre.

La méthode communautaire ? Essentielle, mais malmenée par les États

Le recours à la méthode communautaire a cependant progressivement perdu de sa vigueur. Nous avons en effet considéré, à un certain moment du devenir institutionnel de l ‘Union, que nous ne pouvions plus poursuivre notre route avec les institutions qui avaient été imaginées pour une communauté de six États membres, qui plus est à vingt-huit, voire vingt-neuf, si l’on considère que, lors des réunions du Conseil européen, le président de la Commission siège en tant que membre de droit. Nous avons donc considéré, au début des années 1990, lorsque l’élargissement vers l’Europe centrale et vers l’Europe de l’Est devenait réalité, que nous devions réarticuler nos institutions, et donc de mettre un terme aux présidences tournantes semestrielles du Conseil européen. Nous nous sommes dès lors mis d’accord sur une présidence permanente du Conseil européen, et, pour ce faire, avons nommé Monsieur Van Rompuy premier président du Conseil européen. Depuis ce jour, beaucoup de choses ont changé. Je ne regrette pas l’époque où un pays présidait pendant un semestre l’Union européenne. Je ne regrette pas que cette petite bourse d’influence nationale ait disparu. Mais depuis que le Conseil européen se réunit sous l’égide   de son président permanent en la seule présence des chefs d’État et de gouvernement, puisque les ministres des Affaires étrangères ne font plus partie du Conseil européen, s’est instaurée une autre méthode de travail. La Commission a perdu en influence ; ce qui est une très mauvaise chose, puisqu’elle est en charge des affaires de tout le monde, alors que les gouvernements le sont des leurs, propres. L’influence de la Commission allant faiblissant, le Conseil européen a désormais le dessus sur toutes les autres institutions de l’Union, à l’exception de la Cour de Justice qui conserve son indépendance et du Parlement, qui continue à résister avec verve et enthousiasme, à la différence des conseils spécialisés des ministres qui, dès lors que le Conseil européen s’est saisi de l’une de leurs compétences, ont, pour la plupart d’entre eux, cessé d’exister dans les faits. Outre la CJUE et le Parlement, les seuls, en fait, à avoir su résister, sont les ministres des finances, le conseil ECOFIN et évidemment l’Eurogroupe que j’ai présidé pendant huit années, mais qui, à mesure que la crise s’installait partout en Europe voyaient leurs compétences progressivement grignotées par le Conseil européen Non pas dans le but que le Conseil européen dégage lui-même des solutions ou mette en place des remèdes – car cela reste une affaire très technique et l’on a laissé le soin aux ministres des finances de préparer la chose – mais dans le but qu’il annonce lui-même les décisions…

Très souvent, au sein de l’Eurogroupe, alors que nous avons pris une décision, nous ne pouvions la communiquer vers l’extérieur, au motif que trois jours ou deux semaines après se réunissait le Conseil européen. Et les ministres des finances, à part moi, qui étaient membres du Conseil n’osaient pas empiéter sur les compétences réservées à leur chef d’État et de gouvernement. De là, résultèrent parfois, des retards regrettables qui ont coûtèrent beaucoup d’argent à ceux qui n’en avaient pas beaucoup. De là résulta cette idée, aussi, selon laquelle seul le Conseil européen était à même de résoudre les difficultés liées à la crise. Ceci dit, le plus regrettable des événements réside dans le fait que les mécanismes de lutte contre la crise que nous avons dû mettre en place n’ont pas respecté la méthode communautaire. La lutte contre la crise, la gestion de la dette et celle de la crise macroéconomique qui a frappé l’Europe, reposent sur des instruments exclusivement intergouvernementaux. 

Si l’on additionne les phénomènes précités – triangle institutionnel déjà mis à mal, regrettable perte d’influence de la Commission, hold-up du Conseil européen sur les institutions et disparition totale de la méthode communautaire en matière de lutte contre la crise – c’est un risque de « désordonnancement » des règles de fonctionnement élémentaires de l’Union européenne qui nous guette. Mon angoisse est qu’en fait la plupart des chefs d’État et de gouvernement apprécient l’éloignement qu’ils ont pris par rapport à la méthode communautaire. Ceci parce que les gouvernements nationaux sont autrement plus forts lorsqu’ils évoluent dans un cadre intergouvernemental que lorsqu’ils doivent évoluer dans un cadre communautaire. De là, résulte l’impression déjà largement partagée par les citoyens que l’Europe fonctionne d’une façon insuffisamment démocratique, sur la base de règles que non seulement plus personne n’est à même de leur expliquer mais dont eux-mêmes ne peuvent plus vérifier les bases et la légitimité. C’est une question pourtant essentielle en démocratie, puisqu’elle renvoie à celle de l’autorité et de la responsabilité. Ce que nous devons en retenir est que les années à venir seront donc essentielles de ce point de vue tant il nous appartiendra de travailler à la recomposition de ce « triangle institutionnel vertueux » qui avait pourtant présidé à nos travaux depuis des décennies.

Une idée inappropriée de l’Union donnée par certains États-membres

Enfin, s’ajoute à cela un comportement totalement inapproprié des chefs d’État et de gouvernement. Lorsqu’en effet, le Conseil européen se réunit et délibère – sur la base de documents préparés en général par la Commission mais aussi par la présidence du Conseil – mieux vaut ne pas assister en parallèle aux vingt-huit conférences de presse nationales qui suivent la réunion du Conseil européen, tant elles donnent le sentiment que ce ne sont pas une mais vingt-huit réunions qui se sont déroulées. Les chefs d’État et de gouvernement – au premier rang desquels ceux qui dirigent les plus vastes ensembles nationaux – ont pour premier souci lorsqu’ils s’adressent à leur presse nationale, de démontrer, « preuve à l’appui », qu’ils ont remporté le match face à l’ensemble de leurs partenaires, à l’instar des Premiers ministres britanniques successifs dont l’excellence n’est plus à démontrer en ce domaine. Mais si le Royaume-Uni dispose d’une solide tradition en la matière, d’autres États-membres ne sont pas en reste. Ainsi, le Président Sarkozy avait déjà remporté la victoire avant même d’être arrivé à Bruxelles, parce qu’il gagnait à partir de l’Élysée, laissant aux autres chefs d’État et de gouvernement le rôle de « notaires des décisions élyséennes ». Le Président Hollande se distingue certes de son prédécesseur par une retenue tout de même plus prononcée mais que ternit toutefois un certain penchant à trop vouloir faire croire à son opinion publique que le Conseil européen se résume à une explication mâle et virile entre des chefs d’État et de gouvernement, de laquelle il appartiendra de sortir vainqueur pour ne pas se retrouver dans le camp des perdants ; ce qui donne une idée tout aussi désastreuse de la construction européenne. Tant que j’étais Premier ministre, j’étais pour ma part dans la situation impossible de devoir m’adresser à la presse luxembourgeoise dans d’autres termes que mes collègues. Ceci pour la simple et bonne raison que les Luxembourgeois regardent la télévision française, belge, allemande, principalement, mais également néerlandaise et anglaise. Et lorsque je m’installais derrière le micro, il y avait déjà tellement de vainqueurs qu’il n’y avait plus de place pour moi. En conséquence, je me suis résigné à relater ce qui s’était vraiment produit lors du Conseil européen ; ce qui faisait dire à certains journalistes, principalement français, que mes conférences de presse étaient plus proches de la vérité et décrivaient mieux le déroulement exact des réunions que ce que pouvaient en relater mes homologues. 

Une Europe en mal d’explications

L’Europe, telle qu’elle est aujourd’hui, est en mal d’explications. Les citoyens européens n’ont pas compris la façon dont nous avons géré la crise, parce qu’il me semble que nous l’avons mal expliqué. Pourtant, de manière générale, l’Europe, a bien géré la crise. Depuis trois décennies que je fréquent les cénacles européens, la réalité est que jamais l’Europe n’a autant décidé que sur ces deux à trois dernières années : en utilisant des instruments intergouvernementaux. A vrai dire, nous ne pouvions faire autrement puisque nous ne disposions pas d’instruments propres que nous aurions pu prendre en main pour lutter contre la crise qui nous frappait. La crise de la dette, la crise financière et économique que nous avons connue, et qui n’est pas terminée, était d’une telle ampleur et d’une telle vigueur que nous ne pouvions pas savoir dès le début de de celle-ci quels instruments nous devions employer. Et lorsque nous nous rendions compte de quels instruments nous devions disposer, nous nous faisions remarquer que ceux-ci n’existaient pas, puisque les traités ne les avaient tout simplement pas prévus et mis en place.

Pourquoi l’Europe a-t-elle été l’épicentre de la crise

La crise économique et financière que nous finissons de traverser se distingue de celles qui l’ont précédées à plusieurs égards. Auparavant, une crise économique avait un pays ou un continent pour origine et se cantonnait à celui-ci. Ce fut le cas de la crise financière russe, Sud-Est asiatique, argentine, mexicaine… : dans ces cas de figures, l’origine de la crise était connue et l’on savait, quitte à utiliser divers instruments de type international, où intervenir. Cette fois-ci, la crise est partie de l’Amérique du Nord et a frappé au même moment tous les pays et toutes les économies mondiales, bien qu’elle l’ait fait avec une intensité qui différait d’un pays et d’un continent à l’autre. Mais l’Europe, elle, est devenue très rapidement l’épicentre de cette crise internationale, alors que rien n’indiquait dans nos données fondamentales que nous étions le site obligatoire de cet épicentre. Nos données fondamentales étaient en effet meilleures que celles du Japon, que celles du Royaume-Uni, que celles des États-Unis. Mais c’est pourtant l’Europe qui est rapidement devenue cet épicentre. Pourquoi ? Pourquoi l’Europe alors que ses données fondamentales étaient meilleures ? Alors que les déficits budgétaires en 2007 étaient redescendus jusqu’à 0,7 % du PIB ? Alors que le niveau de la dette publique flirtait avec les 60 % mis en place et imaginés par le Traité de Maastricht ? Alors que le chômage était moins élevé que dans d’autres zones économiques ? Pourquoi l’Europe, celle de la zone euro, sinon parce que les marchés financiers ont vu et compris que la zone monétaire européenne n’était pas une zone monétaire parfaite et idéale. Pourquoi, sinon parce que les marchés financiers et nos concurrents anglo-saxons ont bien vu que nous ne disposions pas des instruments dont disposaient les États-Unis, le Japon ou la Chine ? Pourquoi, sinon parce que les marchés, les observateurs et ceux qui nous veulent du mal sur d’autres continents avaient bien perçu qu’il n’existait pas entre nous une analyse commune des phénomènes de la crise ; qu’un débat nous opposait sur les causes de la crise et une féroce controverse avait pris place entre nous quant aux remèdes à lui apporter. Il y avait ceux qui se drapaient – et qui se drapent toujours – dans une orthodoxie budgétaire qui, certes, peut produire des effets bénéfiques mais qui porte également en elle des dimensions nocives et pernicieuses ; il y avait ceux qui, exigeant la solidarité des uns, ne voulaient pas appliquer la solidarité dans leur propre circonscription, si j’ose dire. Et le monde s’est aperçu qu’il y avait entre nous une belle bagarre qui, puisque nous vivons en démocratie, lui a non seulement été communiquée au monde, mais a aussi créé le désordre.

Je me rappellerai toujours de ces réunions du G7 auxquelles j’ai assisté. Des réunions où nous étions soumis à des attaques virulentes des États-Unis et du Japon, parce qu’avant de nous rencontrer se réunissaient les ministres des Finances américain, japonais et le président de l’Eurogroupe pour discuter des taux de change, sans que le Royaume-Uni ne soit assis autour de cette table. Les Américains étaient fous furieux devant ce qu’ils appelaient la « faiblesse européenne » de ne pas pouvoir dégager aussi rapidement qu’ils l’auraient souhaité les moyens de lutte contre la crise. Nous avons néanmoins réussi à pallier ces carences en mettant en place le deuxième programme grec, le mécanisme européen de stabilité, le two-pack et le six-pack ; ce qui nous permet désormais de disposer, avec l’union bancaire, d’un ensemble de règles, de méthodes et de réactivités qui nous permettent de mieux réagir face à la crise que nous ne pouvions le faire au début de celle que nous traversons. Le devons-nous au fait d’être confrontés aux mêmes défis ? Est-ce que le fait de vivre dans une même atmosphère, dans une même réalité périlleuse que celle que nous pouvons observer aujourd’hui fait de cet ensemble sui generis européen une nation européenne ? Non. Est-ce que nous tirons de la crise la leçon que nous devons revenir à la méthode communautaire ? Non, ou, plus précisément, partiellement seulement, puisque nous avons fini par reconnaître que lors d’une prochaine révision du Traité, il nous serait nécessaire de communautariser nos moyens intergouvernementaux ; ce qui laisse de l’espoir quant à l’avenir de la méthode communautaire. 

« Si l’on veut sauver les nations, il nous faut d’abord sauver l’Europe »

Mais devrions-nous pour autant en dépit de ces réalisations, parler de nation européenne ? Non, parce que c’est une notion qui dérange le grand public. Lorsque j’étais très jeune, je parlais toujours des États-Unis d’Europe. Cette expression, je ne l’emploie plus aujourd’hui, parce que j’ai vu combien elle faisait douter les peuples d’Europe. Les Allemands veulent rester des Allemands, les Bavarois des Bavarois, les Alsaciens des Alsaciens, les Français des Français, les Bretons des Bretons. Et tous veulent, parce qu’ils doivent vivre ensemble, être européens. Mais donner l’impression que l’Union européenne serait en voie d’étatisation, en suivant en cela le modèle des États-Unis d’Amérique, entraînera à coup sûr le rejet de la construction et de l’intégration politique de l’Europe. Or, je crois que la seule chance de survie des nations européennes réside dans l’adjonction de leurs forces. Il n’y a plus de nation européenne qui, aux yeux du monde, puisse encore prétendre à un quelconque rang. Les nations européennes n’ont plus, prises isolément, d’influence dans le monde. Durant les années où j’ai exercé la fonction de Premier ministre, j’ai arpenté tous les palais du monde : lorsque j’étais avec Poutine ou avec Bush, avec Clinton auparavant, avec Obama maintenant, avec les Chinois, avec les Japonais, avec d’autres, j’ai toujours constaté que, pour eux, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni n’avaient d’existence sur la scène internationale que parce que ces États étaient des forces motrices de l’Union européenne. Si l’on retire l’Union européenne à l’Allemagne, à la France, au Royaume-Uni ou à l’Italie, ces États cesseront d’être des acteurs sur la scène internationale. 

Déjà aujourd’hui, nous savons que d’ici une quinzaine d’années, si l’on reste à la définition actuelle du G7, plus aucune nation européenne ne sera assise à sa table, parce qu’autant qu’elles sont, elles seront devenues économiquement trop faibles. Par conséquent, si l’on veut sauver les nations, il nous faut d’abord sauver l’Europe et ne pas faire comme si celle-ci était susceptible de menacer les nations. L’Europe est la seule chance de survie de nos nations, qui, rappelons-le, sont toutes petites.

Pour dernière anecdote, je remémorerai celle-ci, qui illustre bien ce dernier propos : deux fois par an, je devais assister au dialogue macroéconomique que nous avons établi entre la République populaire de Chine et l’Europe. Etaient présents à cette occasion le Premier ministre chinois, le ministre des Finances, le gouverneur de la Banque centrale – Jean-Claude Trichet, désormais remplacé par Mario Draghi, et moi-même. Un jour, le Premier ministre chinois, qui est depuis devenu un bon ami, en vint à parler des grands et des petits États et, après avoir attiré son attention sur le fait que le Luxembourg était le seul Grand-Duché au monde et que, avec un trait d’humour, je lui expliquait que la Grande-Bretagne et le Grand-Duché étaient par conséquent les seuls grands pays au sein de l’Europe, je le pris par l’épaule et lui dis  : « Ecoute : te rends-tu compte que toi et moi nous représentons un tiers de l’humanité ? » Si madame Merkel ou si le président Hollande lui avaient fait la même remarque, sa réaction n’aurait pas été différente. Parce que si le Luxembourg est bien évidemment petit par rapport à la France et à l’Allemagne, ensemble, avec eux, avec l’Union européenne, il est un véritable Grand-Duché. 

(1) « La nation européenne existe-t-elle? », Jean-Claude Juncker, 15 janvier 2014, conférences de CHEE, Ecole nationale d’administration, Strasbourg (France)

Copyright : Études européennes. La revue permanente des professionnels de l’Europe – ISSN 2116-1917 / Article mis en ligne le 01/08/2014 / Crédits photo : Parlement européen

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