Le rejet de la candidature de Sylvie Goulard à la Commission: exercice démocratique ou règlement de comptes? Ce qu’en disent les théories.

Le rejet de la candidature de Mme Goulard doit être interprété comme un signe de vitalité démocratique et de politisation de l’Union européenne dont il faut prendre acte, que l’on s’en réjouisse ou non.

Si l’on se cramponne à l’explication du complot contre la France ou de sombres manœuvres partisanes, alors il y aura une grave crise politique.

Les grilles de lecture que proposent les trois principales théories de l’intégration européenne permettent d’analyser les différents aspects de la décision du Parlement européen de rejeter la candidature de Mme Goulard, et de comprendre pourquoi elle a suscité des réactions aussi contrastées.

Le rejet récent de la candidature de Sylvie Goulard à la Commission par le Parlement européen a donné lieu à des interprétations très divergentes: ce qui est un signe de vitalité démocratique pour les uns, est une manœuvre partisane ou un règlement de compte visant le Président français pour d’autres. Ces réactions discordantes sont le reflet des profondes ambiguïtés du système politique de l’Union européenne et de ses règles de fonctionnement, et de leur impact sur les perceptions qu’en ont les responsables politiques et les commentateurs.

Ces controverses ne sont pas propres aux responsables politiques de mauvaise foi ou aux militants désireux de faire prévaloir une conception donnée de l’intégration européenne. Depuis les années 1950, le débat fait également rage entre les chercheurs qui essaient de la théoriser, d’en définir la nature et d’en comprendre la logique. Aujourd’hui, il n’existe toujours pas de consensus dans la communauté scientifique sur ces questions. Les «études européennes» – ensemble disciplinaire dédié à l’analyse de l’Union européenne – sont structurées en diverses écoles, qui proposent autant d’interprétations de ce qu’est l’Union et de ce qui régit sa marche. De ce débat complexe, émergent trois interprétations dominantes (l’intergouvernementalisme, le néo-fonctionnalisme et le post-fonctionnalisme) qui peuvent nous permettre de mieux comprendre les événements récents.

Trois visions de l’Union européenne

Les intergouvernementalistes envisagent l’intégration européenne comme le résultat de la recherche par les États membres d’arrangements susceptibles de leur procurer un bénéfice collectif. Elle était, à l’origine, une stratégie permettant de reconstruire et de pacifier le continent, puis de faire face à la guerre-froide; plus récemment, elle a permis de gérer collectivement divers problèmes communs. Selon les intergouvernementalistes, les États ne délèguent à l’Union que les compétences strictement nécessaires, et ne participent au processus que tant qu’ils ont le sentiment qu’il sert leurs intérêts. Ils contestent l’idée qu’elle serait un quasi-État ou une fédération, et y voient plutôt une organisation internationale dont les principaux acteurs demeurent les responsables politiques nationaux. Selon eux, les institutions supranationales n’ont pas de réelle autonomie de décision et d’initiative; ce sont des organes au service des États (Commission, Banque centrale européenne), des lieux de négociation entre les représentants nationaux (Parlement européen, Conseil, Conseil européen) ou des simples arbitres (Cour de justice). L’intégration européenne est donc réputée dépourvue de dynamique propre: elle est ce qu’en font les États, et rien de plus.

Les néo-fonctionnalistes ont une toute autre vision des choses. Selon eux, l’Union est le produit, non pas des stratégies et des initiatives des États membres, mais de diverses forces économiques, politiques et sociales en leur sein. Celles-ci se sont accordées sur l’existence de besoin fonctionnels communs nécessitant que certaines décisions soient prises à l’échelle supranationale plutôt qu’à l’échelle nationale, quitte à rogner la souveraineté des États. Les néo-fonctionnalistes considèrent que l’intégration européenne est animée par une dynamique supranationale autonome, qui tend à se renforcer en raison des compétences et de l’indépendance croissantes de ses institutions, du soutien que leur apportent des acteurs du monde économique et de la société civile, de la socialisation des élites nationales à Bruxelles, et de l’inertie qui affecte l’ensemble du processus. Ils estiment que les États ont en partie perdu le contrôle du processus d’intégration, qui a acquis une autonomie et repose désormais largement sur les initiatives d’institutions supranationales – notamment la Commission et le Parlement européen.

Le post-fonctionnalisme, théorie plus récente, fait le constat de tensions croissantes entre les besoins fonctionnels d’intégration européenne et les inquiétudes qu’elle génère au sein des États membres. Depuis le milieu des années 1990, elle suscite en effet des critiques qui ont engendré une politisation de l’enjeu, tant au niveau national qu’au niveau européen. Alors que l’intégration européenne s’est déployée discrètement pendant 40 ans, elle est désormais fortement contrainte par l’hostilité de certains partis politiques, de larges fractions de l’opinion publique, voire de leaders nationaux. Alors que les enjeux économiques ont longtemps primé, l’Union européenne renvoie désormais à des questions sensibles, telles que la religion, la culture, la souveraineté ou l’identité, et nourrit des crispations nationales que ne peuvent ignorer les responsables politiques. De ce fait, tandis que l’intergouvernementalisme théorise un certain statu quo de l’intégration européenne, que le néo-fonctionnalisme prévoit son approfondissement graduel au fil des réformes, le post-fonctionnalisme envisage la possibilité d’une désintégration – dont témoigne le Brexit – sous la pression des forces politiques nationales.

Comment expliquer l’existence de schémas d’interprétation aussi différents? Il faut d’abord rappeler que l’intégration européenne s’est développée sans modèle précis, au gré de la recherche initiale de l’efficacité, en marge de toute réflexion politique, puis de la poursuite de nouveaux objectifs. Les négociations ont toujours pris place dans le cadre très contraignant de la recherche de l’unanimité: elles n’ont donc pu aboutir qu’en entretenant certaines ambiguïtés, en mêlant différentes approches, et en laissant aux responsables politiques une certaine liberté dans l’interprétation des choses. Les traités reflètent cette complexité et se prêtent donc aux trois interprétations évoquées plus haut, qui insistent tour-à-tour sur la logique diplomatique, sur la dynamique institutionnelle et sur les phénomènes politiques. Les modalités de nomination de la Commission européenne peuvent, elles aussi, faire l’objet de trois lectures très différentes.

Trois approches de la nomination de la Commission

D’un point de vue intergouvernementaliste, le processus repose principalement sur une négociation entre les chefs d’État ou de gouvernement au sein du Conseil européen. Il revient en effet à celui-ci de choisir le (ou la) Président(e) de la Commission et d’avancer les noms des commissaires – chaque responsable national proposant le sien. Plus largement, il appartient au Conseil européen de trouver un arrangement global, de sorte que la nomination des principaux leaders de l’Union (Président de la Commission, Président du Conseil européen, Gouverneur de la Banque centrale européenne, Haut Représentant de l’Union) respecte des équilibres politiques, géographiques et de genre. Pour les intergouvernementalistes, la vraie négociation sur la composition de la Commission a lieu à ce stade, et le reste du processus n’est qu’un habillage institutionnel sans importance.

Les néo-fonctionnalistes ont un point de vue très différent. Ils considèrent que le processus est largement lié à des décisions autonomes du Président de la Commission et des députés européens. Selon les traités, il revient en effet au Président pressenti de définir son programme et de le présenter au Parlement européen, afin d’être «élu» par celui-ci. Ceci fait, il doit choisir les commissaires parmi les noms qu’avance chaque État, et décider de leurs attributions, qu’il s’agisse des vice-présidences ou des portefeuilles. En principe, les leaders nationaux n’ont pas voix au chapitre à ce stade. C’est au Parlement européen qu’il appartient d’auditionner les candidats-commissaires, pour voir s’ils ont les qualités et compétences requises, et c’est à lui seul d’investir le collège des commissaires pour qu’il puisse entrer en fonctions. L’assemblée européenne est également libre de définir les standards qu’elle entend appliquer à l’examen des candidatures. En somme, d’un point de vue néo-fonctionnaliste, la nomination de la Commission repose largement sur l’interaction entre les deux principales institutions supranationales, dans une logique de poids et contrepoids.

Les post-fonctionnalistes rappelleront que le processus de nomination de la Commission est fortement contraint par les débats politiques que suscitent les questions européennes dans les États membres, où elles induisent de nouveaux clivages. Il l’est aussi par le résultat des élections européennes, qui jouissent d’un intérêt croissant de la part des électeurs et voient s’affronter différentes visions de l’intégration européenne et des politiques à mener. Les responsables nationaux, qui avaient jadis les coudées franches pour négocier à Bruxelles, doivent désormais tenir compte de ces clivages. Le traité prévoit d’ailleurs que le Président de la Commission est choisi en tenant compte du résultat des élections européennes et qu’il doit être ensuite «élu» par le Parlement européen: il y a donc une forte politisation du processus. Les post-fonctionnalistes feront aussi valoir que, une fois le Président de la Commission élu, celui-ci doit prêter une grande attention aux agencements partisans qui découlent des élections européennes, ainsi qu’aux pressions qui émanent des opinions publiques.

Trois analyses du rejet de la candidature de Mme Goulard

Il découle de ces trois visions autant d’interprétations du rejet de la candidature de Mme Goulard par le Parlement européen.

Pour les intergouvernementalistes, le Conseil européen s’était entendu sur les noms des candidats-commissaires. Parmi les trois proposés par la France, celui de Mme Goulard avait recueilli l’assentiment des autres responsables politiques nationaux et de la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, malgré les faits qui lui étaient reprochés. Le Président français avait aussi obtenu un large portefeuille pour la candidate française au terme de ses discussions avec la Présidente. Celle-ci aurait affirmé à M. Macron avoir l’approbation des responsables des trois principaux groupes du Parlement européen. Les intergouvernementalistes estiment que la négociation avait eu lieu au sein du Conseil européen, et que sa remise en cause par le Parlement européen constitue une anomalie. De leur point de vue, elle résulte de la volonté des députés européens des pays d’Europe centrale et orientale de protester contre le «double-standard» qui impliquait que les candidats-commissaires de certains pays bénéficiaient d’une sorte d’immunité. D’un point de vue intergouvernementaliste, le processus est intégralement sous-tendu par les accords, les tensions et les clivages entre les États membres.

Pour les néo-fonctionnalistes, le Parlement européen n’a fait que son travail: il n’avait pas à prendre en considération les éventuels accords négociés au sein du Conseil européen, mais à examiner le profil de chaque candidat-commissaire, et à recaler ceux qui lui sembleraient ne pas offrir toutes les garanties de compétence, de probité ou d’indépendance. Ce contrôle exigeant est indispensable à ce que les commissaires, qui ne sont pas élus, bénéficient de la légitimité nécessaire à leur action. Les députés européens étaient donc en droit d’écarter Mme Goulard, et n’ont fait qu’exercer leur rôle. De même, ils étaient fondés à considérer que le portefeuille de la candidate française était trop large. Dans une perspective néo-fonctionnaliste, les responsables français n’ont pas à considérer que le rejet de Mme Goulard est une attaque contre leurs intérêts nationaux, ni à exiger que son remplaçant ou sa remplaçante hérite de son portefeuille: au titre des traités, c’est à la Présidente d’en décider, selon le profil de cette personne.

Enfin, pour les post-fonctionnalistes, la séquence est la parfaite illustration de la politisation de l’Union. Les négociations au sein du Conseil européen ont montré que les leaders nationaux sont soucieux de prouver à leurs opinions publiques respectives qu’ils ne bradent pas les intérêts nationaux. Elles ont aussi été largement gouvernées par le jeu des partis: au lendemain des élections européennes, les trois principales formations politiques pro-européennes (les démocrates-chrétiens du groupe PPE, les socialistes du groupe S&D, et les libéraux du groupe Renew Europe) ont été contraintes de coopérer, pour faire face à la montée en puissance des eurosceptiques et de la droite populiste. Cette logique ne s’est pas arrêtée au Parlement européen. Au Conseil européen aussi, les représentants des États se sont entendus sur les postes à pourvoir au terme d’une négociation entre démocrates-chrétiens, socialistes et libéraux. Logiquement, tout est régi par des équilibres partisans: les démocrates-chrétiens ont obtenu la Présidence de la Commission, les socialistes le poste de Haut représentant, et les libéraux la Présidence du Conseil européen. De même, le Collège des commissaires présente une balance inédite entre les trois partis, qu’il s’agisse de l’ensemble des portefeuilles (9 PPE, 10 S&D, 5 Renew) ou des trois vice-présidences «exécutives» (une chacun). Il est aussi probable que certains élus PPE et S&D aient considéré que le rejet de la candidate Renew était un juste pendant au refus des candidats hongrois (PPE) et roumain (S&D). Les proches du Président français ont déploré que les groupes PPE et S&D aient voulu venger leurs leaders respectifs (Manfred Weber et Frans Timmermans), écartés de la route de la Présidence de la Commission par le Conseil européen, et tout particulièrement par Emmanuel Macron. D’un point de vue post-fonctionnaliste, le Conseil européen est en effet à l’origine de la crise, en raison de son rejet de la logique des Spitzenkandidaten, qui impliquait de choisir pour président de la Commission le leader du parti arrivé en tête des élections. La crise provient aussi du rejet par le groupe Renew Europe du pacte de non-agression proposé par le PPE, et de l’intransigeance dont ses membres ont fait preuve à l’endroit des candidats-commissaires hongrois et roumain. Sous cet angle, la déconvenue de Mme Goulard n’a rien de scandaleux : elle résulte du fonctionnement normal d’institutions partisanes, et ni Mme Merkel, ni Mme Von der Leyen ne pouvaient valablement garantir à Emmanuel Macron qu’elle serait adoubée par le Parlement européen.

Le détour par les théories de l’intégration européenne nous invite à prêter attention aux ambivalences de l’Union et à éviter de présenter les choses de manière simpliste et univoque. Les commentateurs et responsables politiques devraient, de même que les étudiants et chercheurs, tenir compte des diverses approches de l’intégration européenne pour en avoir une image complète et équilibrée. Le rejet de la candidature de Mme Goulard ne doit pas être interprété comme une grave crise politique de l’Union, comme le signe de tensions inacceptables entre les États, les partis et les institutions, ou comme une attaque en règle contre le Président français, mais plutôt comme le résultat d’une configuration complexe qui a vu la logique institutionnelle et les rapports de force entre les partis prendre le pas sur les accords intergouvernementaux. C’est un signe de vitalité démocratique et de politisation de l’Union européenne dont il faut prendre acte, que l’on s’en réjouisse ou non.

Si l’on s’y refuse, et si l’on se cramponne à l’explication du complot contre la France ou de sombres manœuvres partisanes, alors il y aura une grave crise politique. Car les temps et les traités ont changé: les compétences et l’autonomie du Parlement européen et de la Présidence de la Commission doivent être respectées par les responsables politiques nationaux. A défaut de cela, la Commission von der Leyen aura le plus grand mal à obtenir l’investiture du Parlement européen et, quand bien même elle y parviendrait, elle serait gravement affaiblie dès son entrée en fonctions.

Olivier Costa est Directeur de recherche au CNRS / Directeur des Études politiques au Collège d’Europe / Responsable de la chaire Institutions européennes de l’Observatoire de l’éthique publique / Photo: Première audition de Sylvie Goulard, 2 octobre 2019 / Photographe: Eric Vidal / Copyright © European Union 2019 – Source: EP

© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.