Défi migratoire, terrorisme en Europe : « Ne faisons pas le jeu de nos ennemis » - Rama Yade

Durcissement des politiques sécuritaires en Europe, surveillance de masse, gestion désunie du défi migratoire au sein de l’Union. Invité du cycle de conférences sur la sécurité démocratique co-organisé par le Conseil de l’Europe et l’ENA, Rama Yade, candidate à la Présidentielle française de 2017, appelle à un revirement des politiques européennes. Avec, en ligne de fond, un retour à la pleine garantie des droits fondamentaux, seule issue, selon elle, à la mise en échec de la montée du terrorisme et des populismes.

«Les droits de l’Homme se trouvent aujourd’hui face à un défi historique, qui est celui du terrorisme », pose d’entrée Rama Yade, dans l’hémicycle du Palais de l’Europe de Strasbourg. Avec cette question en filigrane: les démocraties occidentales sont-elles véritablement en mesure de relever un tel défi, sans renier les droits fondamentaux. De «la torture dans la prison américaine de Guantanamo» à la «justice préemptive», en passant par la «mondialisation de la surveillance», les réponses apportées par les démocraties occidentales depuis les attentats du 11 septembre laissent parfois songeur quant aux capacités des Etats occidentaux, dont européens, de s’inscrire en ce sens.

«Se débarrasser des garanties qui existent en matière de droits de l’Homme, sert la cause du terrorisme»

Déclinant les exemples, l’ancienne Secrétaire d’État française chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’Homme ne cache pas davantage que pour d’autres pays ses craintes concernant les politiques menées en France, dont celles relatives à l’état d’urgence décrété par le président François Hollande devant le Congrès réuni à Versailles, au lendemain des attentats du 13 novembre: «L’état d’urgence m’interpelle par sa durée, par les moyens mis en œuvre, et par les textes votés,» confie-t-elle. Et d’ajouter: «Si l’on ne veut pas faire le jeu de nos ennemis», la mise en place d’un tel «arsenal sécuritaire n’a de sens que s’il répond à trois critères, qui sont ceux de la légalité, de la proportionnalité, et enfin du respect du contrôle démocratique».

Renouvelé pour une troisième fois par le Parlement français jusqu’au 26 juillet, le régime d’exception de l’état d’urgence ne semble pourtant pas réunir ces trois critères pour assurer le bon fonctionnement de l’Etat de droit, déplorait récemment en écho le Commissaire européen aux droits de l’Homme Nils Muiznieks sur les ondes radiophoniques de France Culture: «l’état d’urgence, analysait-il, donne [effectivement] lieu à des dérives et présente un risque pour la démocratie». En cause, notamment, les quelques 3549 perquisitions et les 392 assignations à résidence (chiffres à la mi-avril) décrétées par le pouvoir exécutif français, sans contrôle possible du juge judiciaire. De même, le faible taux de poursuites engagées pour «acte terroriste» à l’issu de ces perquisition l’interpelle-t-il encore «sur la nécessité de telles mesures». Et l’homme, de conclure: «On se débarrasse assez vite des garanties qui existent en matière de droits de l’homme, car on estime qu’elles ne sont pas utiles dans la lutte antiterroriste. Or c’est une démarche qui sert la cause du terrorisme, en ce qu’elle confirme que tout le monde n’est pas égal, en ce qu’elle promeut la stigmatisation de certaines communautés». Analyse partagée, là encore, par Rama Yade qui, à son tour, invite les démocrates «à ne plus penser que la sécurité n’est possible que loin des principes démocratiques, comme si cela était un gage d’efficacité» et d’appeler les gouvernements européens «à fonder notre sécurité sur une vraie politique de renseignement, parce que la surveillance massive n’est pas la solution». Un crédo qui pourrait prochainement s’inviter dans la campagne française des présidentielles, la jeune femme ayant déjà fait acte de candidature pour cette échéance.

 

«Faire des réfugiés des boucs-émissaires ne résoudra pas les problèmes des Européens»

Reste qu’au-delà de la simple question de la gestion du Renseignement, un autre écueil fait parallèlement jour. De la menace terroriste aux flux de migrants arrivés en Europe par la méditerranée dans des embarcations de fortune (dont 1 million en 2015), il n’y a qu’un pas vers l’amalgame, contre lequel Rama Yade tient également à mettre en garde. «Faire des réfugiés des boucs-émissaires en invoquant la menace terroriste pour obtenir davantage de pouvoirs en matière d’application de la loi ne résoudra pas les problèmes des Européens», complète-t-elle. Pas plus que la politique migratoire européenne ne permettra le ralentissement des arrivées de réfugiés sur le territoire grec: «Ni la légalité de l’accord entre la Turquie et l’Allemagne (accord UE-Turquie, ndlr), ni l’installation de réfugiés dans des camps de fortune en France ne répondent aux exigences de sécurité démocratique, et encore moins au respect des droits de l’Homme», poursuit-elle, déplorant «que les atermoiements du plan de répartition européen des réfugiés et les égoïsmes de certains aient contribué à un véritable appel d’air» favorisant la montée des populismes. Quant à la responsabilité «démesurée» donnée à la Grèce pour servir de principal garde-frontière de l’Europe, celle-ci a également participé selon elle aux violations des droits de l’Homme et de la Convention de Genève par les Etats européens.

L’analyse n’est d’ailleurs pas nouvelle. Déjà, dans son rapport mondial de 2015, l’ONG Human Rights Watch faisait ainsi état de tels manquements aux droits de l’Homme, mettant en cause la faiblesse du Conseil de l’Union, «demeuré réticent à faire pression sur ses États membres à propos de leurs pratiques abusives» et pointait l’incapacité de l’UE à «envisager de nouvelles mesures visant à faciliter la migration légale ou la mise en place de filières sûres pour les demandeurs d’asile [en son] sein», celle-ci se contentant d’un dispositif renforçant le simple contrôle des frontières extérieures. Or, «pour changer le cours de l’Histoire, les pays européens ne pourront faire l’économie d’une intervention militaire au Moyen-Orient», avance Rama Yade, qui regrette que l’Union «se soit assise sur les droits de l’Homme» en n’intervenant pas en Syrie lorsque les preuves de l’utilisation du gaz sarin par les armées de Bachar Al-Assad ont émergé en 2013.

Le Conseil de l’Europe, «vigie des droits de l’Homme»

Face à une Europe désunie, c’est donc aujourd’hui au Conseil de l’Europe, dont sont également membres les Vingt-huit Etats de l’Union, que s’en remet l’ancienne Secrétaire d’État française chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’Homme pour faire face aux deux défis majeurs que sont la lutte contre le terrorisme et la gestion de la politique migratoire européenne. Une institution au rôle «essentiel», parce que «vigie des droits humains». Avec cette idée, en arrière-plan, que puisse être nouée une coopération plus étroite entre l’Union et le Conseil de l’Europe, afin que ce dernier «puisse indiquer le chemin à une Union européenne de plus en plus crispée».

À propos de l’auteur : Cécile Frangne est diplômée de Sciences Po Strasbourg, Master 2 «Politiques européennes». 

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